« L’abominable Homme de Säffle », de Maj Sjöwall et Per Wahlöö…

« La Voiture de Pompiers disparue » était sortie en 1969, suivie une année plus tard de « Meurtre au Savoy » (aussi connu sous le titre de « Vingt-deux, v’là des frites ! »), pas encore lu…

Le 7ème polar de la série « Le Roman d’un Crime » écrite par le couple suédois Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ sort en Suède en 1971. Titre français : « L’Abominable Homme de Säffle ».

S&W abordent ici un thème classique de nos séries tv policières : l’épisode où la police enquête sur la mort de l’un des leurs !


Démocratie et arbitraire policier…

Manque de chance, la victime – le commissaire Stig Nyman, sauvagement massacré à la baïonnette dans une chambre d’hôpital – se révèle une personnalité très controversée. Ex-militaire, du genre réac, bien noté dans la police jusqu’à la vague de démocratisation de la fin des années 50, mais toujours considéré comme un expert dans le domaine du maintien de l’ordre (70-71*).

« Mais personne n’avait pu lui ôter sa réputation d’expert en matière de maintien de l’ordre et on avait souvent eu recours à lui, en qualité de spécialiste, à l’époque des grandes manifestations de la fin des années 60 » (71), notent les auteurs avec un certain cynisme.

Kollberg, collègue du Commissaire Martin Beck, l’a eu comme instructeur dans l’armée et n’hésite pas à dire de lui :

« Nyman était un flic dégueulasse. C’était un dur à cuire et un salaud de la pire espèce. […] Même aujourd’hui, il déshonore la corporation. » (84)

Kollberg ne s’étend pas sur les torts de Nyman, mais les premières pages du livre sont clairement placées sous le signe des violences policières les plus abjectes, à la fois gratuites et impunies :

« La porte de la cour s’ouvrit et deux agents descendus d’une voiture-radio  entrèrent, traînant un homme assez âgé à l’abondante barbe grise. Sur le seuil, l’un des deux agents lui donna un coup de poing dans le bas-ventre. L’homme se plia en deux avec un petit gémissement, un peu comme un chien. Les deux détectives de service continuèrent à compulser leurs papiers comme si de rien n’était » (29)

De même, alors que MB prend un taxi pour passer chez lui récupérer son arme, il reconnaît au volant le flic de 25 ans qui, quelques jours auparavant, avait « perdu le contrôle » lors de l’arrestation d’un jeune ivrogne probablement du même âge que lui (66).

Après la découverte de la scène de crime (40-42), et la visite protocolaire à la veuve (49-55), Beck oriente d’abord l’enquête sur l’interrogatoire sommaire des collègues de Nyman (58-62), puis, rentré au commissariat, retrace les grandes lignes de la carrière de ce dernier (69-71).

Entre temps, SJÖWALL et WAHLÖÖ auront réussi à nous asséner quelques vérités bien senties sur « l’esprit de corps » qui règne dans la police et le peu de place qu’il laisse à l’exercice du droit et de la démocratie :

« Si l’on veut vraiment être sûr d’aller en taule, il suffit de tuer un policier.
C’est une vérité qui vaut à peu près partout, mais particulièrement en Suède. Il y a bien des crimes non élucidés dans l’histoire criminelle de ce pays, mais pas un seul d’entre eux n’a eu un policier pour victime.
Lorsqu’un membre de la profession a des ennuis, l’énergie policière semble redoubler instantanément. Tout ce qu’on entend dire sur l’insuffisance des effectifs et le manque de moyens tombe d’un seul coup dans les oubliettes et plusieurs centaines d’hommes peuvent être mobilisés pour une enquête qui, en d’autres circonstances, n’en occuperait que 3 ou 4.
Celui qui porte la main sur un policier finit toujours par tomber. Non pas parce que le public se solidarise avec les forces de l’ordre comme c’est le cas, par exemple, en Angleterre ou dans les pays socialistes, mais parce que toute l’armée personnelle du directeur de la police nationale sait soudain ce qu’elle veut et ne demande pas mieux que de le faire »
(63).

Et plus loin, dans la bouche de Kollberg :

« Mais le nom de Nyman n’a jamais été couvert du moindre opprobre. Et pourquoi ?
Kollberg dut répondre lui-même à sa question.
– Parce que tout le monde sait que ça ne sert à rien de dénoncer un flic. Le commun des mortels est impuissant face à la police. Et s’il est impossible d’avoir raison face à un simple agent, comment avoir raison face à un commissaire ? »
(84)

« Mannen på taket », titre suédois du film de Bo Widerberg (1976)

L’enquête de Rönn sur les plaintes pour abus de pouvoir déposées à l’encontre de Nyman par des citoyens devant « l’ombudsman » (équivalent d’un médiateur de la République ou défenseur du citoyen), – dont on nous dit qu’une seule sur 742 présentées en 3 ans a trouvé des suites judiciaires (111) – le prouvera assez…

Polar sans enquête…

Très différent en apparence des précédents romans de SJÖWALL et WAHLÖÖ, « L’Abominable Homme de Säffle » fait moins de place à l’enquête proprement dite (bouclée pour Beck en une entrevue (49-55) et 3 coups de fils successifs à la veuve (127-134, 138-140, 146-150)) et beaucoup plus aux scènes d’action dignes d’un blockbuster. Le roman a d’ailleurs été adapté au cinéma par le réal suédois Bo Widerberg sous le titre « Un flic sur le toit » / « Man on the Roof » sorti en 1976.

P.159 (sur un total de 250), soit à la moitié du livre en gros, un coup de feu claque, premier d’une longue série tirée par un ancien policier tireur d’élite retranché sur le toit d’un immeuble et qui fera 3 morts et 7 blessés choisis uniquement parmi les forces de l’ordre.

Larsson et Kollberg, puis Martin Beck, – qui passera même pour mort pendant quelques minutes (238-247) -, joueront les héros, révoltés par l’injustice subie par le désespéré et emplis d’un sentiment de culpabilité :

« Martin Beck sentait quelque chose grandir dans sa conscience. Un sentiment de culpabilité, une culpabilité qu’il lui appartenait peut-être de racheter, dans une certaine mesure » (221)

Les premières pages du livre auraient pu être le récit d’un suicide (anonyme), mais la deuxième partie du roman se transforme en récit dramatique, voire héroïque, pour tenter de mettre en pleine lumière (sur le toit d’un immeuble !) et sous les yeux de tous le scandale que les auteurs entendent dénoncer : celui de la violence et de l’arbitraire policiers.

Les improvisations choquantes de la fin du livre, invraisemblables et même risibles, sont, il est vrai, assez décevantes : la police suédoise n’a-t-elle réellement que 2 tireurs d’élite à opposer au forcené (222-227) ? Le chef de Beck n’a-t-il réellement appris son métier qu’en regardant des films de cinéma (230) ? Est-il si nul qu’au milieu d’une opération de police aussi énorme, des hommes comme Larsson ou Kollberg puissent décider de prendre les choses en main (242) et acceptent, qui plus est, qu’un civil – un ouvrier du bâtiment qui se trouve habiter là ! – se joigne à eux pour l’assaut final, armé de son propre pistolet (244) ?

Mais comme d’habitude chez SJÖWALL et WAHLÖÖ, tous les éléments sont là : le forcené sort vivant de l’assaut final (ce qui laisse un espoir de réparation, finalement), l’inspecteur Larsson, pourtant bien placé, ne tire pas (249), laissant l’initiative de l’action au civil Bohlin, qui devient l’incarnation du peuple, de la démocratie.

On peut, en lisant « L’Abominable Homme de Säffle », regretter que l’enquête promise au sein de la police sur les agissements d’un flic pourri dévie sur ce qui semble n’être qu’un drame individuel.

Mais si l’on a toutes les clés ou presque de cette enquête sans surprise dès les premières pages, la partie la plus importante du livre en est peut-être la moins romancée : l’accumulation des plaintes déposées par le public devant le médiateur de justice et les réponses qu’elles ont reçu, que les auteurs nous font lire par-dessus l’épaule de l’inspecteur Rönn, épuisé, avec ce même goût pour la retranscription de documents bruts qu’on remarquait déjà dans « Roseanna » (Chap.14, pp.103-115).

Les polars de SJÖWALL et WAHLÖÖ ne sont pas tous parfaits, mais cherchez bien, car tous les éléments du discours des auteurs s’y trouvent, et c’est un discours avant tout politique.

La description…

Pour finir, une petite note sur l’art de la description chez nos auteurs…

C’est souvent le cas dans les livres de SJÖWALL et WAHLÖÖ, la description prend énormément de place dans l’écriture. Ainsi lorsque l’inspecteur Rönn est appelé à l’hôpital de Sabbatsberg, à 2h17 du matin et après 17h de boulot d’affilée,  SJÖWALL et WAHLÖÖ décrivent son arrivée avec beaucoup de précaution, du général au particulier (un peu comme des journalistes !), des abords extérieurs jusqu’à la scène de crime, s’arrêtant sur :

  • La géographie de l’hôpital,
  • Ses différents bâtiments et leur spécialité
  • La prise de contact avec les agents sur place
  • La description de l’intérieur du bâtiment, du couloir, de la porte de la chambre, du jeune stagiaire en train de vomir dans le lavabo… (pp.31-36)

De même pour la scène de crime (38-40), dont on connaîtra toutes les mesures et jusqu’à la couleur des draps et des rideaux, le contenu du tiroir de la table de chevet, etc…, avant d’arriver à l’essentiel :

« Il n’y avait qu’une seule tache de couleur qui détonnait dans toute cette pièce. Et elle était d’un rouge agressif. Le mort était couché à moitié sur le dos entre le lit et la fenêtre. Sa gorge avait été tranchée […] » (39)

C’est ce qui s’appelle savoir créer l’attente, ou la surprise ! En fait, la description est aussi précise que méthodique, à la manière d’un flic. Comme pour les compte-rendus d’interrogatoires ou les documents, qu’ils aiment nous livrer in extenso, SJÖWALL et WAHLÖÖ décrivent avec les yeux d’un enquêteur.

(*) Note : la numérotation des pages fait référence à l’édition 10/18, publiée en 1987.

En Savoir plus :

Laisser un commentaire