Roman : « Barbe-bleue », d’Amélie NOTHOMB…

De la photographie et de l’amour, l’enquête de Saturnine Puissant…

J’ai mis longtemps à apprécier – que dis-je « apprécier », à pouvoir lire même – le « Alice au Pays des Merveilles » de Lewis CARROLL, rebutée par la fantaisie imprévisible du romancier, son goût pour l’absurde, avant de crier au chef-d’œuvre et de le relire avec gourmandise dans sa langue originale pour être au plus près de sa merveilleuse invention…

Le « Barbe-bleue » d’Amélie Nothomb, c’est un peu la même chose – chef-d’œuvre en moins ! – et il vous faudra passer sur un grand nombre de pages, de lieux communs, de badineries sans but et de provocations en tout genre, avant de profiter – je devrais écrire « jouir » – des vingt dernières pages du roman, dans lesquelles Saturnine Puissant, l’héroïne au nom prédestiné de justicière sans peur et sans reproche, vient finalement à bout de l’énigme de Barbe-bleue, alias Don Elemendro Nybal y Milcarr (ça ne s’invente pas !), descendant de grands d’Espagne qui, selon la rumeur, aurait déjà fait disparaître huit des précédentes « colocataires » du luxueux hôtel particulier qu’il occupe dans le 7ème arrondissement de Paris.

Le thème de l’enquête…

Car le roman se lit comme une enquête, et avec ce personnage central inspiré du conte de Barbe-bleue, tueur de femmes en série, c’est certainement la seule raison pour ce livre d’être évoqué ici !

Prévenue dès la salle d’attente (soit dès la 3ème page du livre !) que Don Elemendro, son future propriétaire, est un Barbe-bleue :

« Huit femmes ont déjà obtenu cette colocation. Toutes ont disparu » (9),

Saturnine va essayer, comme d’autres enquêteurs de nos séries policières préférées, de se glisser dans la tête du tueur et de comprendre sa « manière de penser » (158) :

Choisie pour être la 9ème colocataire (victime ?), à la 8ème page du livre, il lui montre l’entrée de « la chambre noire » – son labo photo -, « pas fermé à clef », mais néanmoins interdit :

« Si vous y pénétriez, je le saurais, et il vous en cuirait ». (15)

Le dispositif est en place.

Se décrivant elle-même comme une « dure à cuire » (17), Saturnine, loin de se sentir en danger, « commenc[e] à s’amuser » (27) :

« J’ai une énigme à élucider, les moyens de le faire au dire de l’assassin, la méthode me manque, n’est pas Œdipe qui veut, laissons faire le hasard » (147)

Luxe d’inepties…

Et de fait, Amélie NOTHOMB nous abandonne longtemps au hasard de dialoguessa fantaisie bien connue et ses références historiques ou musicales le disputent le plus souvent à l’ineptie la plus totale (on est très loin, ici, du libertinage d’un Crébillon fils !) :

  • Ainsi du prénom des mystérieuses disparues : Emeline, Proserpine, Séverine, Incarnadine, Térébenthine, Mélusine, Albumine et Digitaline (84)
  • Ou du récit de la mort des parents de Don Elemirio, « explosés » après avoir ingéré des nitrates : « Oui, un spectacle poignant. Ces morceaux de grands d’Espagne dans le lustre et le ciel de lit ». (87)
  • Belges, Espagnols, Français (et leur amour des paupiettes !), en prennent pour leur grade : « Toutes mes colocataires se sont éprises de moi en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, sauf vous. Parfois je me demande si ce n’est pas parce que vous êtes belge ». (89)
  • Et ses élucubrations sur la couleur « jaune asymptotique » (celle du champagne et de l’or), un jaune qui « relève de la métaphysique », un « miracle » (110-111), sur l’autisme des photographes : « Tous les photographes sont autistes. S’ils en étaient conscients, ils nous épargneraient bien des vernissages » (117) ou les vertus du champagne : « Le champagne est à la photographie ce que la poudre à canon est à la guerre » (159) ne dénotent pas dans ce curieux tableau…

Maligne, la romancière émaille ses interminables descriptions du luxe offert sans compter par Barbe-bleue à sa nouvelle compagne (au point qu’on soupçonne le livre d’être sponsorisé par les plus grandes maisons de champagne !) de quelques références dans l’air du temps, qui aideront ses fans à replacer l’ouvrage dans l’abondante production de l’auteure : ainsi la meilleure amie de S. travaille-t-elle dans un parc d’attractions à Marne-la-Vallée (10), Don Elemirio est « grave », selon Saturnine (28) ; une page entière est consacrée à la récente mode des vampires (127) et enfin, contrairement au film de Beigbeder sorti en 2011, on apprend que pour AN, l’amour dure non pas trois ans, mais « jamais plus de six mois, jamais moins que trois semaines » (143). Autant de « pokes », – pour parler « djeuns » -, à destination de ses nombreux et plus jeunes fans…

« Si nous n’étions pas en train de boire le meilleur champagne du monde, je quitterais la pièce face à tant de mauvaise foi », s’exclame Saturnine. (76)

Et nous, donc ! Mais avec ce livre, vous apprendrez à déguster caviar et vodka, « en faisant exploser les petits œufs sous [les] dents en les mêlant à l’alcool glacé » (82). C’est toujours ça de pris !…

Bref, Amélie Nothomb cultive son personnage, la « belgitude » qui a fait son succès et, un peu (beaucoup), il faut bien le dire, … la facilité. Page 91, elle fait dire à son héroïne : « On devrait taxer l’autosatisfaction ». Tout-à-fait d’accord ! Dommage de gâcher un tel talent, même si l’on comprend que pour elle, il n’y a sans doute pas autre chose que le plaisir de jouer avec les mots, au risque de nous faire désespérer d’un quelconque dénouement, d’une quelconque révélation.

Et pourtant, c’est un joli épilogue que nous réserve AN dans les vingt dernières pages, à peine précédé de quelques jolies citations sur la photographie et sur l’amour, quand à la moitié du livre, Saturnine tombe elle aussi amoureuse de la délicatesse de son hôte et se laisse aller à lui accorder la « présomption d’innocence » (100).

Sur la photographie…

En plus d’être espagnol, « digne à plein temps » (19-20) et « aussi catholique qu’un Espagnol peut l’être » (23), Don Elemirio se dit photographe (d’où la chambre noire), mais pas une photo n’est exposée dans toute la maison. Celles-ci seraient cachées dans la fameuse chambre interdite, et il aurait pris en tout et pour tout 8 photos dans sa vie : une photo par femme. Pas plus. (115)

« La vraie preuve d’amour ne consiste pas à multiplier les images, mais à en créer une seule, parfaite », plaide-t-il. (115)

Et un peu plus loin :

« Le but de l’amour me semble d’aboutir à une photo, une seule, absolue, de la femme aimée. Et le but de la photographie est de révéler l’amour que l’on éprouve en une seule image » (121)

Comparant leur expérience de la photo, tous les deux évoquent la magie du Polaroïd :

« Je ne connais rien de plus mystérieux que ce passage du néant au visage » (121-122)

La résolution de l’énigme par Saturnine (149), qu’elle explicite et confirme auprès de Don Elemendro tout au long du chapitre suivant, se clôt par une proposition :

« Et si, pour la première fois de votre existence, vous photographiiez une vivante ? » (158)

La séance photo est alors décrite par Amélie Nothomb comme une scène d’amour :

« Saturnine paya de sa personne […]. Lui inventa pour chaque incarnation le cadre, les contrastes et la lumière. L’expérience les sidéra. Jusque là, Saturnine n’avait été immortalisée que sur des clichés familiaux, la bouche pleine de tambouille dominicale, et Don Elemirio n’avait eu affaire qu’à de dociles défuntes. La nouveauté de l’exercice les excita comme des puces. Chacun donna à l’autre quelque chose d’inconnu.
Plus il la photographiait, plus elle sentait monter à la surface de sa peau, une énergie qui jaillissait par salves. Comme il travaillait à l’argentique, la séance ne fut pas gâchée par l’immédiateté du résultat : l’œuvre a besoin du mystère de l’attente. Il est bon quand on crée de ne pas nier le temps »
(160)

Sur l’amour…

Autre axe de la révélation, – pas photographique, celle-là -, la révélation amoureuse, qui fait naître encore de très beaux moments sous la plume d’Amélie NOTHOMB :

« Saturnine rejoignit ses appartements et enleva sa jupe. C’est alors qu’elle remarqua la doublure du vêtement : don Elemirio avait choisi une étoffe jaune d’une délicatesse sans exemple. […] Elle s’assit sur le lit et caressa la doublure. Une transe d’une subtilité déchirante s’empara d’elle. Elle retourna la jupe de manière à faire rendre gorge à ce jaune. L’habit écorché montra ses tripes sublimes. La douceur de ce tissu exaspéra les mains, puis les joues, de l’éberluée ». (96)

Si le fait de « tomber amoureux » (95) modifie – à peine ! – la perspective :

« Il suffirait qu’elle lui pose la question et il lui expliquerait. Avant, elle refusait de la lui poser parce qu’elle le croyait coupable. Maintenant, elle ne la lui  posait pas, parce qu’elle désirait trop son innocence » (108)

Et plus loin :

« Détrompez-vous. Depuis cette nuit, j’ai décidé de vous croire » (109),

la « colocation », elle, pose la question de la distance nécessaire à conserver dans le couple :

« Que voulez-vous savoir et que préférez-vous ignorer ? » (126)

pour pouvoir rester « tout ce que l’on est » (139).

Le personnage de Barbe-bleue, avec son aura magnifique, sa part de mystère et de danger est donc pour AN l’archétype de l’autre, la relation amoureuse comportant par nature la menace de l’anéantissement :

« Quand on accepte d’être tout ce que l’on est, on ne renonce pas au monarque absolu. J’aimais – j’aime – Emeline avec tout ce que je suis, y compris le despote. Je vois même très bien en quoi être ce tyran fait de moi un grand amoureux. – Jusqu’au meurtre ? » (139)

Un danger qui existe pour l’un comme pour l’autre. Formulé de manière cynique, comme dans le conte dont elle s’inspire, voici ce que cela donne :

« Pour avoir vécu, ces dix-huit dernières années, une succession d’idylles et de veuvages, j’en suis arrivé à la conclusion que le veuvage valait l’idylle. Passé le choc du deuil, la cohabitation avec une aimée morte ne manque pas de charme » (154-155)

C’est l’ogre qui parle, ici ! Le noble Espagnol de l’adaptation d’AN a des mots mieux choisis :

« Je ne suis pas un fou, mais un homme épris d’absolu, confronté par neuf fois à une question terrible : quelle est la juste frontière entre l’aimée et soi ? » (156)

Image du Barbe-bleue de Georges Méliès, 1901 -

Le spectre de la lumière…

Au terme de l’enquête de Saturnine Puissant, comparée par AN elle-même à une partie de Cluedo, il y a l’action, bien sûr, – car on finit par y venir, même si nous ne dirons rien ici du dénouement choisi par Amélie NOTHOMB ! – et juste avant, la découverte de la couleur, métaphore de ce choix :

« La couleur n’est pas le symbole du plaisir, c’est le plaisir ultime. C’est tellement vrai qu’en japonais, « couleur » peut être synonyme d’ « amour » » (153), explique Amélie NOTHOMB par la bouche de Saturnine. « Si j’avais mieux retenu votre exposé sur les vêtements que vous avez créés pour chacune de vos femmes, j’aurais pu, comme au Cluedo, attribuer une couleur à chaque prénom. Je me rappelle une cape bleue, un chemisier blanc et des gants pourpres. Il y avait aussi une veste flamme qui doit correspondre à l’orangé. Quoi qu’il en soit, le jaune, c’est moi » (153)

Un jaune d’or (« asymptotique » !) pour une quête proche de celle des alchimistes (154) :

« C’est aussi la couleur du spectre qui correspond à l’or. – Les alchimistes l’avaient compris » (154)

Alors que les 3 mots-clé du conte de PERRAULT étaient : impatience, curiosité, tentation, la cérébrale Saturnine, alias Amélie NOTHOMB, invente au Serial Killer moderne un mobile « chromatique » (156), sorte de syndrome du collectionneur digne d’une série télé américaine (Vous avez remarqué ? Chez nous, les SK sont simplement « barges », des malades mentaux ; chez eux, ils sont incroyablement tordus et déterminés !) :

« Si vous me tuez et me photographiez avec la jupe que vous m’avez offerte, votre chambre noire sera un nuancier complet. Vous serez alors un collectionneur comblé » (154)

L’originalité du Barbe-bleue d’Amélie NOTHOMB se confirme, c’est une ode au plaisir (même si ce n’est pas toujours le nôtre !) : plaisir des mots, de la culture, du champagne, des couleurs… Pour l’apprécier, il faut le lire vite, je veux dire : en peu de temps, si l’on veut profiter des dialogues ciselés, des images, du rythme qui s’accélère et d’une structure finalement présente depuis les premières lignes, même si la tension du récit semblera à tous mal maîtrisée.

La passionnée de séries policières que je suis attendait tout de même plus de sang dans ce Barbe-bleue décidément doré sur tranche !

Note attribuée au roman dans le cadre des matchs de la rentrée littéraire : 12 / 20

2 thoughts on “Roman : « Barbe-bleue », d’Amélie NOTHOMB…

    • admin dit:

      Je suis d’accord ! (Ce n’était d’ailleurs pas la note que je comptais mettre au départ !) Mais précisément, tout y était -ou presque- pour en faire quelque chose de bon, alors je me suis radoucie
      Merci d’être passée chez moi, ça me fait plaisir !! A bientôt…

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