« La voiture de pompiers disparue », de Maj Sjöwall et Per Wahlöö…

« On cherche jusqu’à ce qu’on trouve » !

Cinquième de la série « le Roman d’un Crime » écrite dans les années 60-70 par le couple suédois Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ, « La Voiture de pompiers disparue »  est certainement le plus « léger » et le plus agréable à lire.

« Léger », façon de parler bien sûr, puisqu’il y aura tout de même 3 morts et 2 victimes « collatérales » – comme on dit aux infos TV (!) -, dans cette histoire qui commence par l’explosion et l’incendie d’un immeuble à l’angle de Sköldgatan et Ringvägen à Stockholm.

Une bonne occasion de s’attarder sur l’humour dans ce polar, avant d’en étudier le côté très noir.

 

Humour…

Bien qu’apparemment sans rapport avec tout ce qui va suivre, ce cinquième polar suédois de SJÖWALL et WAHLÖÖ s’ouvre par la description méthodique (et non dénuée d’humour noir !) d’une scène de suicide :

« L’homme dont le cadavre gisait sur le lit – parfaitement en ordre – avait commencé par ôter sa veste et sa cravate, qu’il avait posées sur la chaise à côté de la porte. Il avait ensuite enlevé ses souliers. Les avait rangés sous la même chaise et avait mis des pantoufles de cuir noir. Il avait fumé trois cigarettes à bout filtre qu’il avait éteintes dans le cendrier placé sur la table de chevet. Puis il s’était allongé sur le lit et s’était tiré une balle dans la bouche.
Ce qui avait causé un certain désordre dans la pièce »
(17)

Quand on apprend que le nom de Martin Beck a été retrouvé griffonné sur le bloc du téléphone chez le suicidé et que le paragraphe suivant commence, l’air de rien, par « C’était la Sainte Ottilia » (18), on est déjà conquis et embarqué dans la lecture, émaillée de nombreuses formes d’humour :

  • Des simples remarques psychologiques « en passant » :

« Hammar était grand, lourd, puissamment charpenté et son épaisse crinière avait presque entièrement blanchi sous le harnais. Il avait déjà commencé à compter les jours qui le séparaient encore de la retraite et considérait tout délit sérieux comme une attaque personnellement dirigée contre lui » (44-45)

  • à la réponse pétrie de « gros bon sens »* d’un témoin qui, du coup, empêche un interrogatoire de se prendre trop au sérieux :

Interrogée par Gunvald Larsson qui l’a sauvée de l’incendie quelques jours plus tôt, une jeune prostituée explique s’être rendue dans l’immeuble pour participer à une « sex party » chez un certain Kenneth Roth (123). « – Bon. Et qu’est-ce que vous avez fait ? » reprend Larsson. « – On a baisé. » (123-124) (!)

  • en passant par les blagues faciles entre collègues :

Kollberg prenant l’appel du légiste : « – Salut ! Puis-je t’être utile ? – Ҫa serait bien la première fois dans les annales de la criminologie, rétorqua aigrement Hjelm » (141)

qui révèlent pourtant les rivalités et problèmes de fonctionnement entre services :

« Il est beaucoup plus facile de mettre des crottes de chien gelées dans un sac en plastique avec une étiquette « objets non identifiés » que de trouver ce que c’est, n’est-ce pas ? », ajoute le légiste (141)

  • les supérieurs toujours aussi nuls, avec leur langue de bois, leur goût pour les lieux communs :

« Il faut le trouver, avait dit Hammar, emphatique. Maintenant. Tout de suite.
C’était à peu près tout ce qu’il avait à suggérer.
– Les directives de ce genre ne sont pas particulièrement constructives, dit Kollberg »
(197)

et leur réunionnite aigüe :

« Oui, dit Hammar après un silence. Cela a pu se passer comme ça. Mais c’est la première fois que je vois une affaire où il y a autant de si, de mais et de peut-être. Nous ne savons absolument rien avec certitude. Il va falloir que nous ayons une réunion. Je te préviens dès que j’ai une date » (286-287)

  • sans oublier la scène du duo comique Kvant & Kristiansson (204-207), à laquelle S&W nous ont habitués depuis « L’Homme au Balcon ». Cette fois, les deux flemmards ont omis de signaler une fausse alerte incendie sur laquelle ils ont été appelés, et Larsson les convoque pour leur passer un savon :

« Ah ! Vous voilà, bougre d’andouilles ! » (205)

Mais surtout, il y a, dès le début du livre, un quiproquo comique qui dure et fait enrager Larsson. Alors que celui-ci, venu relever le temps d’un café « la bleusaille » (31) postée dans la neige à la surveillance du bâtiment, va seul et au péril de sa vie, sauver 8 personnes de l’incendie qui s’est déclaré suite à l’explosion (36-43), c’est Zachrisson le bleu qui se retrouve en première page des journaux :

« En plus, j’ai l’air d’un demeuré », commente Larsson. « – Ce sont les inconvénients de la célébrité », répond Kollberg (46)

Qui est le héros ? Ce n’est toujours pas clair à la p.188 du livre et encore moins à la fin…

De même le quiproquo sur le lieu de l’incendie (Sundbyberg ou Stockholm ? (201)) est-il le premier pivot de l’enquête, « la voiture de pompiers disparue », – qu’il s’agisse de celle envoyée par le meurtrier, puis par Zachrisson, sur le lieu de l’incendie (55) ou du jouet à « 32 couronnes et 50 öre » offert par l’inspecteur Rönn à son fils (112) qui l’égare aussitôt -, constituant le « fil rouge » (c’est le cas de le dire !) du roman (185, 195).

Comme l’explique Rönn à son fils, – et ce n’est jamais qu’une métaphore pour évoquer le métier de policier :

« Quand quelque chose ou quelqu’un disparait, eh bien, on… […] Eh oui, tout juste. On cherche jusqu’à ce qu’on trouve ». (185)

Alors que le printemps, puis l’été – on apprend que juillet est « l’époque préférée » de Martin Beck dans la capitale (281) – jouent des tours aux policiers (Kollberg et sa femme négocient « sexe ou homard » avant de choisir les 2 (62) ; Larsson se fait draguer par la jeune standardiste des pompiers (232-233), tout juste rentrée de 3 semaines en Grèce, tandis que Månsson, se laisse aller à coucher – et l’on croit comprendre que cela dure plusieurs jours ! – avec un témoin capital (295) ; Martin Beck, solitaire, arracherait volontiers « la chemise de nuit de la femme de quelqu’un d’autre » (244)…), avec malice et acharnement, SJÖWALL et WAHLÖÖ vont finir par voler à l’inspecteur Gunvald Larsson, décidément mal aimé, son statut de héros de l’incendie pour offrir tous les lauriers à Månsson, le policier de Malmö déjà rencontré dans « Le Policier qui rit ».

 

 

 

Maj Sjöwall et Per Wahlöö en pleine création… © D.R.

 

 

 

Dès la page 197, Melander s’interroge sur la direction donnée à l’enquête, pointant le « manque d’imagination » ou « l’étroitesse d’esprit » de la police, qui leur fait suivre une seule piste à la fois, la plus probable, au risque de tomber sur un cul-de-sac. (197-198) On note que c’est précisément l’inverse de la méthode suivie dans « Le Policier qui rit » publié juste un an plus tôt, de sorte qu’on sent poindre en filigrane une réflexion des auteurs, non seulement sur l’enquête policière, mais sur l’écriture de polar, renforcée notamment par les mots « roman-feuilleton » (286) ou « pièce radiophonique » (305) qui seront utilisés l’un par Hammar pour qualifier la soudaine intuition de Beck que le suicide du début est lié à leur affaire :

«  Je pense que ça ressemble à un roman-feuilleton. Nous avons trois morts : un bonhomme assassiné, un autre qui a été assassiné et s’est en même temps suicidé, un troisième qui s’est contenté de se suicider » (286),

l’autre par Kollberg pour s’étonner du témoignage providentiel rapporté par Månsson :

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Kollberg. On dirait une pièce radiophonique » (305)

Plutôt qu’une fin bâclée, on assiste donc à une démonstration fine et malicieuse de S&W que la réussite d’une enquête ne peut être le fait d’un seul homme (ou celle d’un polar celui d’un héros unique paré de toutes les qualités).

 

… Noir…

Evidemment, c’est un rire grinçant qu’on trouve à toutes les pages de « La Voiture de Pompiers disparue ».

Et de même que Stockholm est décrite au début du livre comme « la ville la plus polluée de toute l’Europe septentrionale » ? (83), « un Stockholm gris et froid, venteux, rempli d’hommes et de femmes qui grelottaient » (187), de même la critique sociale et politique de S&W est de plus en plus intimement mêlée aux descriptions et à l’action, allant des sinistres salles d’attente des maisons de retraite « où il n’avait jamais vu attendre personne » (19) aux manifestations du 1er mai, « le jour où on fera à nouveau mine – furtivement – d’être socialiste » (242), en passant par les institutions de rééducation pour les jeunes qui ne sont que « l’antichambre de la drogue et du crime » (166) et même les maternelles où les gamins issus de la « pègre étrangère » (215) ne feront jamais beaucoup de progrès, dans une population « composée à 70% d’enfants d’immigrés » (213)…

Ainsi le petit immeuble de ce quartier défavorisé (27) que Larsson surveille est-il habité uniformément par des prostituées, voleurs-gangsters, repris de justice et alcooliques (118-119) :

« Roth était un voleur, dit Gunvald Larsson, Söderberg un ivrogne et Anna-Kajsa Modig, une pute… si cela peut vous faire plaisir » (49)

Encore ces prostituées n’ont-elles que 16 (123) ou 14 ans (118) !

« Kristina Modig dormait dans le grenier parce qu’il n’y avait pas assez de place dans l’appartement de sa mère et parce qu’elle ne vouait pas être entassée avec son petit frère et sa petite sœur, qui faisaient trop de bruit. Ses mœurs n’étaient probablement pas ce qu’elles auraient dû être mais en quoi cela regardait-il la police ? » (129-130)

Parmi les hommes de cette histoire : l’un fait dans le trafic d’alcool volé (136), le second dans les voitures (137), dont on découvre le parcours, de Stockholm à Malmö jusque vers la Pologne (269), tandis que le troisième fourgue de la drogue aux gamins (137) :

« Karlsson était le gagne-petit typique qui ravitaille les écoliers en stupéfiants pendant la pause du déjeuner en échange de leur argent de poche, de ce qu’ils peuvent faucher à  leurs parents ou dans les boutiques, ou récupérer en fracturant les automates à pièces. Il ignorait certainement par combien de mains était passée la marchandise avant d’arriver jusqu’à lui. Un gouffre insondable d’erreurs politiques et d’incompréhension sociale s’interposait entre lui et la source du mal » (138)

Leur chef ne vaut guère mieux, qui vit au milieu de détritus, de bouteilles vides et de marchandise volée et dont le linge est « raide de crasse » (159)

Autre thème qui revient tout au long du livre, celui du « bullying » chez les flics. Il est le fait de Kollberg à l’égard du jeune remplaçant de Stentström : Benny Skacke (87, 114, 140). Présenté comme un élément comique, il est plutôt inquiétant, surtout si l’on pense que c’est précisément le désir de se faire une place parmi ses aînés qui avait amené Stentström à prendre tous les risques et à trouver la mort dans « Le Policier qui rit ».

La police n’est évidemment pas épargnée par les auteurs qui décrivent ceux chargés des manifestations de cette époque comme :

« … des gens qui croyaient que la Rhodésie se trouvait quelque part près de la Tasmanie et trouvaient illégal qu’on brûle le drapeau américain, mais tout à fait digne d’éloges qu’on se mouche dans celui du Vietnam. Ces gens estimaient que les canons à eau, les nerfs de bœuf et les bergers allemands aux babines écumantes étaient des instruments privilégiés pour créer le contact avec les êtres humains – et les résultats qu’ils obtenaient n’avaient rien de surprenant » (223-224)

Très abouti en termes d’humour, de caractérisation et même d’intimité avec les personnages, ce cinquième opus, « La Voiture de Pompiers disparue », est aussi passablement surprenant par sa structure littéralement coupée en deux quand l’enquête rebondit dans le port de Malmö (211), faisant de Månsson l’homme providentiel aux dépens de Larsson. C’est aussi une enquête qui, – à la suite du « Policier qui rit » -, s’intéresse de plus près à la pègre suédoise et à tous les trafics qui font vivre les petites gens sans éducation ni avenir.

(*) C’est l’expression qui sera employée par les auteurs dans « L’Abominable Homme de Säffle » pour qualifier un bon travail de police.

En Savoir plus :

Acheter et lire « La Voiture de Pompiers disparue » de Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ (Ed. Rivages/Noir)

 

 

 

 

 

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