« Le Lecteur de Cadavres » d’Antonio GARRIDO…

« La vie extraordinaire du premier médecin légiste de l’histoire »*…

Après «  Les Experts » au Ghana, voici « les Experts » dans la Chine impériale du 13ème siècle et ça dépote ! Antonio GARRIDO, écrivain espagnol amateur de polars historiques (« La Scribe », en 2008) récidive avec « Le Lecteur de Cadavres » paru en 2011 et traduit en français début 2014.

A sa sortie, le titre m’avait – forcément – interpellée et j’avais participé – avec espoir, mais sans gagner ! – au concours organisé par My Little Discoveries pour gagner le gros volume édité par Grasset. Lecture prévue pour cet été, je l’ai finalement emprunté… à la bibliothèque et j’ai pu moi aussi poser en intello sur la plage avec mon gros pavé de 600 pages !

Surtout, je peux maintenant, à mon tour, en recommander la lecture (même si je ne ferai pas ça tous les jours !), à tous les passionnés de romans historiques (ce que je ne suis pas !), de polars, de romans d’aventure, d’apprentissage ou de vulgarisation scientifique, car ce gros roman est tout cela… à la fois !.

Outre les grandes qualités d’écriture d’Antonio GARRIDO, on s’intéressera ici en particulier – et ça n’étonnera personne ! – à la manière dont l’auteur décrit le personnage du médecin légiste.

Garrido, spécialiste des dilemmes et des rebondissements…

Depuis que sa famille, suite à la mort du grand-père, a dû rentrer au village pour les 3 ans du deuil traditionnel, le jeune Cí ne rêve que d’une chose : retourner à Lin’an, la préfecture où son père était employé comme comptable sous les ordres du juge Feng, et où lui-même, grâce à ses bonnes notes à l’université, son dévouement et son zèle, est devenu l’assistant du magistrat et le seconde « dans l’investigation de crimes et de litiges », fondant ses connaissances juridiques et anatomiques. (15) Evidemment, rien ne se passera comme il le voudrait…

Cí est atteint d’analgésie congénitale (comprendre : il ne ressent pas la douleur physique). Sans doute est-ce pourquoi Antonio GARRIDO déverse sur lui autant de malheurs concentrés en si peu de temps :

  • Suite à sa découverte du meurtre d’un paysan (qui se trouve être le père de sa fiancée), dès les premières pages (20),  son frère Lu est arrêté (48), puis tué (89)
  • La même nuit, la maison de famille brûle, tuant ses deux parents et le laissant, sans rien, sa sœur Troisième, malade, à charge (68-71)
  • Les terres de la famille lui sont confisquées (86-87) et désormais fugitif au regard de la loi, sa fuite vers Lin’an, à bord de la barcasse d’un marchand (94) ne sera pas plus tranquille…

Tout au long du livre, Cí ne cesse, tout en se rapprochant peu à peu de son rêve, de devoir y renoncer sous un prétexte ou un autre, avant d’être « sauvé » in extremis par un rebondissement inattendu :

« Pendant qu’il rassemblait ses affaires, il eut le temps de ruminer ses regrets. Il savait qu’une pareille occasion ne se représenterait pas. Il avait touché du doigt son rêve et devait à présent le laisser échapper à jamais. […] Il se remémora la perte de sa famille, son désir de devenir juge et de montrer au monde qu’il existait d’autres manières d’enquêter et de chercher la vérité. Cela aussi il allait le perdre. » (433)

Et c’est tout l’art de GARRIDO dans cette biographie romancée du premier médecin légiste de l’histoire qui démarre sur les chapeaux de roue, caracole tout au long de ses 576 pages et se lit réellement comme un roman d’aventures !

Trahisons (178-180, 303, 537-538, 559, 574…), ultimatums (209, 250-251, 441), chantages (338, 435-437), arrestations arbitraires (339-340, 435, 493), choix cornéliens (350, 433-437, 446-448, 471-472, 477-478, 565), Cí est constamment sous menace :

« Quant à toi (il approcha sa grosse figure au point de frôler celle de Cí), tu as trois jours. Si dans trois jours tu n’as pas trouvé l’assassin, un assassin te trouvera, toi » (441)

Et s’il est incapable de ressentir la douleur physique, sa vie entière semble n’être qu’effort, quête, difficulté, souffrance :

« Que sais-tu de moi ? », se défend Iris Bleu, ancienne courtisane qu’il soupçonne d’être impliquée dans une série de meurtres. « Sais-tu seulement ce qu’est ma vie ?  Non. Bien sûr que  non !  Jamais tu ne pourrais imaginer, même un instant, l’enfer qu’il m’a été donné de vivre.
Cí pensa à son propre enfer. Il savait bien ce qu’était souffrir, de même qu’il savait qu’elle était coupable »
(466)

Quand il a l’insigne honneur d’être appelé à la Cour impériale pour enquêter sur une série d’assassinats qui touche l’entourage proche de l’empereur Ningzong, Cí note d’ailleurs :

« Et maintenant  il allait passer le seuil qui séparait l’enfer du ciel, sans bien savoir où chacun des deux se situait. » (327)

Même les scènes d’amour ou de sexe avec les « fleurs » (ou prostituées), – joliment décrites, peut-être un peu moins bien traduites -, sont pour lui des expériences de mort (110-111, 454-456).

Grâce à ses incroyables qualités d’écriture (lire par exemple la magnifique description de l’animation aux abords de l’université pp.177-178), le roman historique et le roman d’aventures se transforme en roman d’apprentissage où il n’est pas seulement question de connaissances, de savoir, mais de confiance : en son père (178-180, 317, 482-483, 513-514, 551) et vis-à-vis des femmes :

« Il pensa à Cerise et à Parfum de Pêche. Jamais il ne referait confiance à une femme. Plus jamais. Il les haïssait ». (115)

A la fin du livre, la question de la culpabilité ou de l’innocence d’Iris Bleu restant en suspens, celle de la confiance à accorder aux femmes en général reste elle aussi posée !…

Parmi ces rebondissements successifs, on repère plusieurs « fils conducteurs » (le fil Kao, le fil du devin Xu, le fil Astuce grise, le fil Feng, le fil Ming…) admirablement utilisés par l’auteur et qui prouvent sa grande maîtrise de l’intrigue en général, et de l’art du polar en particulier. Comme dans toute énigme policière, des indices sont semés un peu partout dans le livre, même si l’on est très loin de deviner le point commun de tous les crimes qui nous sont présentés. La découverte du vrai coupable obéit à une logique interne évidente –  on pourrait même dire un équilibre à l’œuvre au cœur du roman, les fils lancés se referment, y compris les plus ténus (comme celui des deux témoins de l’explosion qu’on retrouve à la fin du livre (573-574), et le dernier rebondissement qui clôt le procès de Ci devant l’empereur nous surprend encore !

Dans son genre particulier (historique, aventure, apprentissage), je trouve ce roman policier assez parfait ! A quand une mini série inspirée du super scénario proposé par GARRIDO ?

Portrait de légiste…

« Une fois les portes fermées, l’officier s’approcha de Cí.
– Le lecteur de cadavres… curieux nom. C’est toi qui l’as choisi ? – Il le scruta de bas en haut en tournant autour de lui.
– Non. Non monsieur. – Ci observa ses petits yeux vifs briller sous ses sourcils fournis.
– Bien. Et que signifie-t-il ? – L’homme aux cheveux blancs continua à tourner autour de Ci.
– J’imagine qu’il fait référence à mon habileté pour observer les cadavres et comprendre les causes de la mort »
(345)

Cí est décrit comme un être unique – une sorte de surhomme, « le seul valable de cette famille » affirme le Juge Feng qui l’a pris sous son aile et formé comme s’il était son fils (544). Physiquement d’abord, parce qu’il ne peut ressentir la douleur et avance couvert de cicatrices (19-20), et aussi parce que, doué pour l’étude, la médecine et l’anatomie en particulier, il est capable d’apprécier les blessures « non comme un juge mais comme un chirurgien » (15).

Pour qui s’intéresse aux sciences médico-légales, le roman résonne particulièrement de quelques morceaux de bravoure tout à fait réjouissants, lorsque Cí le légiste enquêteur énonce ses conclusions qui, avant d’être scrupuleusement prouvées et justifiées, semblent réellement tenir du prodige :

  • La première fois lorsqu’il révèle à une grande famille mafieuse les causes réelles de la mort de son chef (210-212)
  • La deuxième lorsque, émulé par la vanité de celui qui sera désormais son ennemi personnel Astuce grise, il retrace devant le professeur Ming le lourd parcours de vie d’un certain Fue Lung (241+ argumentation : 243-247)
  • La troisième à la Cour de l’Empereur où il accompagne Ming et, l’élève dépassant désormais le maître, annonce tonitruant : « C’est un homme, pas une femme… » devant le cadavre de l’eunuque impérial Doux Dauphin (335 + argumentation 335-337)
  • Enfin, dans les dernières pages du livre, au cours de son procès, où il démontre à l’Empereur la façon dont tous les crimes sont liés et procède à l’accusation (554-556 + argumentation 568-571).

Comme tous ceux qui ont rapport avec la mort, on assimile sa pratique à de la magie (221) ou à de la sorcellerie (240). C’est d’ailleurs Xu, vendeur de bonbons (128), organisateur de paris et de courses de grillons truquées (148), fossoyeur et devin autoproclamé (187), dont Ci apprendra d’ailleurs énormément (220-222), qui l’embauche tout d’abord et lui invente ce titre de « lecteur de cadavres » (333) :

« Ecoute, l’interrompit-il. Tu te mettras ici et tu examineras les cadavres. Tu auras de la lumière et des livres. Tout ce que tu crois nécessaire. Tu les regardes et tu me dis ce que tu constates. Je sais pas moi : de quoi est mort le défunt, s’il est heureux dans son nouveau monde, s’il a besoin de quelque chose… Tu l’inventes s’il le faut. Et moi je le raconte aux parents pour qu’ils nous paient. ; et tout le monde y trouve son compte. » (197-198)

Même s’il se défend d’être un charlatan, affirmant ne rien deviner, mais constatant « des indices, des signes… des marques sur les corps » (198), c’est quand même revêtu « d’une sorte de déguisement de nécromancien » (219) et d’un masque que Cí commence à exercer ses facultés aux côtés de Xu le fossoyeur dans le grand cimetière des Champs de la Mort.

Mais après tout, fossoyeur, spirite capable de faire parler les morts, ne s’agit-il pas là de quelques-unes des facettes du métier de légiste ?

Le portrait qu’en fait Antonio GARRIDO dans « Le Lecteur de Cadavres » est par ailleurs relativement « classique » (autrement dit, déjà vu, déjà lu, à la télévision, dans les romans ou les témoignages écrits de légistes) :

  • On note tout d’abord, la familiarité avec la mort :

« Depuis qu’il était petit, il avait vu la mort comme un fait naturel et inévitable, quelque chose de familier qui survenait constamment autour de lui : les femmes mouraient en couches ; les enfants venaient au monde morts-nés ou étaient noyés quand leurs parents n’avaient pas les moyens de les nourrir ; les vieux mouraient dans les champs, épuisés, malades ou abandonnés ; les inondations emportaient des villages entiers ; les typhons et les vents de tempête s’acharnaient sur les imprudents : les mines prenaient leur dû ; les fleuves et les mers réclamaient le leur ; les famines, les maladies, les assassinats…. La mort était aussi évidente que la vie, mais beaucoup plus cruelle et plus inattendue. » (96)

  • Le sentiment de solitude, voire le goût de la solitude qui, comme le souligne le Professeur Ming, peut s’avérer dangereux pour le chercheur :

« Tout dans cet endroit […] l’incitait à penser que sa vie était marquée par le malheur. Même la cicatrice sur son visage semblait être le stigmate d’un pestiféré » (49)

Quand Ming lui reproche de ne pas lui faire confiance : « Tu n’es pas seul au monde, Cí … », Cí ne répond pas, mais pense en lui-même : « Bien sûr que si. Bien sûr que je suis seul. » (306).

« Cí avait peu de relations avec les autres étudiants. Ses fantômes le poussaient à travailler comme un esclave, mais il n’avait besoin de rien d’autre. C’était la seule chose qui occupait son esprit. Il faisait son travail de son mieux et se maudissait quand une question restait sans réponse ou qu’une blessure passait inaperçue lors de l’examen d’un cadavre. Ainsi, lorsqu’il résolvait un cas, il le savourait seul. Il n’avait pas d’amis, pas même de compagnons. Peu lui importait. Il passait son temps à travailler, isolé du monde. Il n’avait d’yeux que pour les livres et de cœur que pour ses rêves » (313)

Ne parvenant à calmer sa solitude que dans les bras des prostituées (316), il se prive également, selon le vieux professeur, « de jouir de la connaissance, de la joie des autres élèves » (317) et éprouvera lors de son procès ce danger de l’isolement, de l’orgueil et du sentiment de supériorité :

« Cí ressentit dans sa chair le talent d’Astuce grise » (532)

  • La soif et le plaisir d’apprendre (311, 575), d’expérimenter (249), de répondre aux défis qui se présentent, de trouver des réponses (220), quitte à devoir inventer de nouveaux outils. Cí invente par exemple une glacière portative qu’il nomme « chambre de conservation » (313) et propose à Ming de rédiger de nouveaux traités faisant la synthèse des différentes sources existantes (312) :

« Dès ce moment, l’académie devint pour Cí une sorte de paradis. Chaque matin il était le premier arrivé pour participer aux dissertations sur les classiques, et le dernier à s’en aller. Il assistait avec avidité aux cours de droit et effectuait les rondes dans les hôpitaux de Lin’an avec l’énergie d’un adolescent qui voudrait impressionner son amoureuse. Mais bien que le contact avec les cadavres fût enrichissant, c’étaient les après-midi qu’il préférait. Après le repas, il s’enfermait dans le bureau de Ming et passait des heures plongé dans l’arsenal de traités médicaux que Ming avait pu récupérer à l’université avant sa fermeture ». (311)

  • Si notre jeune légiste se montre orgueilleux, goûtant les grandes démonstrations (voir plus haut) et n’imaginant pas partager ses découvertes avec quelqu’un d’autre que l’empereur lui-même (384), il reste humble par rapport aux faits (241), conscient de son ignorance (220).
  • Ce qui le caractérise avant tout, c’est son exigence intellectuelle :

« Incrédule, il marcha, se demandant quoi faire. Plus rien ne le retenait au palais. Khan coupable et immolé, il pourrait exiger de l’empereur le poste promis et entreprendre une carrière judiciaire lucrative. Ming serait libre, Iris Bleu disculpée, Feng l’exempterait de toute accusation que pourrait présenter Astuce Grise contre lui et tous ses rêves deviendraient réalité. Pourtant, pendant qu’il déambulait au milieu des saules, son cœur battait, plein de crainte, car bien que ses rêves fussent à sa portée, il savait que tout cela était une illusion. Il le savait parce qu’il avait la certitude que la mort de Khan n’obéissait pas à un suicide, mais à un acte criminel ». (477-478)

Outre l’entomologie forensique utilisée par son maître au tout début du livre (47), Cí emploie au cours de ses enquêtes différentes sciences et techniques médico-légales qui nous semblent curieusement familières : en utilisant une lance, il vérifie qu’une blessure est en fait un orifice de sortie (372), il utilise des schémas du corps humain prédessinés sur des feuilles de papier, de face et de dos, pour y reporter « l’endroit exact et la forme des blessures » (373), il compare la terre retrouvée sur un cadavre à plusieurs échantillons prélevés à différents endroits des jardins impériaux (422) et, comme un clin d’œil ( ?), n’hésite pas à aligner « mobile », « moyens » et « occasion » au moment de procéder à l’accusation ! (564)

Mais comme l’explique Antonio GARRIDO dans une note à la fin du livre, le vrai Song Cí – personnage historique dont il s’inspire – a laissé derrière lui un manuel médico-légal en 5 volumes, le « Xi Yuan Ji Lu » publié en 1247, détaillant les techniques, méthodes, instruments et protocoles qu’il utilisait à l’époque et c’est de ces écrits qu’il s’est inspiré pour « construire une histoire non seulement passionnante, mais aussi, et c’est le plus important, absolument fidèle à la réalité. » (580)

« Dans ce roman, j’ai essayé de refléter avec une scrupuleuse exactitude la manière dont il travaillait, ses méthodes innovantes dans le domaine de la médecine légale, les difficultés de ses débuts, son audace, sa sagacité intellectuelle, son amour pour l’étude et son goût de la vérité et de la justice. » (585)

C’est à la fois étonnant et très réussi !

L’avez-vous lu et apprécié ? Imaginiez-vous que ces techniques, vues à longueur de séries télé policières dataient du 13ème siècle ?

(*) In : Note de l’auteur à la fin du livre, p. 578.

NB : Les numéros de pages font référence au volume publié chez Grasset.

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