« Le Policier qui rit », de Maj Sjöwall et Per Wahlöö…

Suite de notre plongée au cœur du « Roman d’un Crime », la série de polars écrits de 1965 à 1975 par le couple suédois Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ, à l’origine de la vogue du polar nordique…

4ème de la série, « Le Policier qui rit » de Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ est sorti en 1968.

Paru un an après « L’homme au Balcon », il se passe dans la chronologie interne fictive à peine 4 à 5 mois après l’enquête sur le tueur pédophile et raconte, sur fond de manifs contre la guerre du Vietnam, une fusillade nocturne en plein Stockholm dans un autobus à impériale. 3 rafales de mitraillette (83), pour un total de 88 douilles de calibre 9 (80), 9 morts et un seul tireur.

« Une vraie boucherie », commente le bleu qui arrive le premier sur les lieux (35)

Pire, dans le bus se trouvait l’inspecteur Åke Stenström, 29 ans, « l’un des plus jeunes subordonnés de Martin Beck » (47), mort de 5 balles dans le dos alors qu’il tenait dans sa main son arme de service.

Pire encore, personne ne sait ce qu’il faisait là (67), ni sur quoi il travaillait ! (148-149)

Pour corser le tout, on trouve dans son bureau une enveloppe remplie de photos de sa fiancée nue dans toutes les positions (100-101)….

« Police procedural »…

Comme dans les meilleurs épisodes de la série britannique « Autopsie », l’enquête consiste d’abord à établir un diagramme du bus, à y placer des silhouettes, puis à identifier une par une toutes les victimes, avant de vérifier pour chacune leur raison de se trouver dans ce bus à cette heure-là et d’essayer de trouver un lien entre elles… (52)

Le bus est évidemment une vue en coupe de la société suédoise, avec son chauffeur, son infirmière d’hôpital, son immigré algérien employé dans un restaurant, son contremaître dans une usine ou son homme d’affaires en goguette bien pourvu en whisky et en préservatifs… (60-67)

Seul reste un inconnu (le N°6), car défiguré, et le cas Stentström…

Les deux seules pistes à – déjà – la 90ème page du bouquin (sur 334), sont les balles et cartouches d’une part « qui, peut-être, nous permettront de remonter à l’arme du crime » et le seul survivant des 9 passagers, – « s’il reprend conscience » et n’a pas perdu la mémoire (!) (90)

Ce dernier mort en balbutiant  deux mots proprement incompréhensibles, l’enquête stagne (comme déjà dans « Roseanna » ou « L’Homme au Balcon »), chacun des 7 enquêteurs mis sur l’affaire – cette fois, Martin Beck a reçu des renforts ! – suivant sa propre piste, ses propres intuitions.

Portrait psychologique du tueur de masse type (154-156), interrogatoire tactique du légiste (qu’il faut savoir caresser dans le sens du poil) (167-168), appels à témoins lancés dans la presse (139-140), analyse des témoignages volontaires, enquête patiente dans le milieu, et surtout, enquête de voisinage tous azimuts, le bouquin est le type même du « police procedural » : on est au cœur du travail de la police et, si j’ose dire, on a l’impression d’être un meilleur flic (!) après l’avoir lu

A la page 189, enfin, l’un des inspecteurs en renfort finira par retrouver la trace de l’inconnu :

« Qu’est-ce que ce petit homme au teint sombre avait de particulier ? », demande-t-il au témoin. « – Eh bien… Il riait. – Il riait ? – Oui. Terriblement fort » (189)

Un homme qui rit, c’est déjà un premier pas dans l’enquête. Reste à découvrir qui est « le Policier qui rit », mystérieusement annoncé dans le titre !

Le trailer de « The Laughing Policeman », l’adaptation américaine de Stuart Rosenberg  qui se passe à San Francisco, avec Walter Matthau, Bruce Dern and Lou Gossett, Jr. en 1973  :

La Suède en procès…

Peu mise en avant dans « Roseanna », un peu plus déjà dans « L’Homme au Balcon », la critique du fameux « système suédois » est beaucoup plus présente dans « Le Policier qui rit » et les différentes facettes de l’engagement politique de SJÖWALL & WAHLÖÖ plus visibles.

Ainsi, le roman s’ouvre sur une manifestation contre la guerre au Vietnam (18-22), l’évocation des brutalités policières envers les manifestants (19) et des compromissions des gradés vis-à-vis des gens célèbres parmi eux (20).

Les recherches pour identifier les victimes du bus dressent aussi le portrait d’une logeuse-exploiteuse, louant une chambre de son deux-pièces-cuisine à 8 étrangers pour un loyer total de 3000 couronnes par mois, et leur interdisant de cuisiner ou même de faire du café ! (158-163)

« La Suède, c’est pas un bon pays. Stockholm, c’est une mauvaise ville. Rien que de la violence, des drogués, des voleurs, des alcooliques. », confirme un mécanicien suisse de 30 ans à l’inspecteur Nordin, un provincial arrivé en renfort. « Nordin ne répliqua pas. Il était plutôt d’accord avec son interlocuteur.
– Rien que de la misère, résuma le Suisse. Mais c’est facile à gagner de l’argent pour les étrangers. A part ça, c’est affreux, tout le reste. On vit à quatre dans la même pièce et je paye 400 couronnes par mois. C’est… comment est-ce qu’on dit ? De l’extorsion. Dégoûtant. Et tout ça, uniquement à cause de la crise du logement. Seuls les riches et les bandits peuvent aller au restaurant. J’ai fait des économies. Je rentre chez moi, j’achèterai un petit garage et je marierai »
(195)

Il y a aussi cette scène chez la veuve de cette autre victime, un certain Assarsson (« le type aux capotes anglaises » (118)) : un interrogatoire hilarant dans un salon cossu aux fauteuils très bas qui fait que les deux flics s’adressent à la veuve quasi allongés ! (126)

« Un personnage assez douteux, cet Assarsson », explique Melander. « Deux condamnations pour fraude fiscale et une pour outrage aux mœurs dans les années 1950. Il couchait avec une petite coursière de quatorze ans. Condamné à des peines de prison à chaque fois. » (179)

Obsédé par Assarsson et son frère, leurs trafics et leur fric, Larsson planquera pendant onze jours sur leur piste avant de découvrir le frère réceptionnant une valise de 250.000 cachets de Ritaline. (241-242)

Enfin, on est en novembre et la « société de consommation » bat son plein :

« Bien qu’il y eût plus d’un mois à attendre avant Noël, l’orgie publicitaire avait déjà démarré et la frénésie d’achats se propageait, aussi rapide et impitoyable que la peste noire, dans les rues commerçantes décorées de guirlandes. […] Les enfants qui n’en pouvaient plus braillaient, les pères de famille s’endettaient jusqu’aux prochaines vacances, la colossale farce de la confiance légalisée réclamait partout ses victimes. » (165-166)

Avec « Le Policier qui rit », on plonge pour la première fois dans la pègre de Stockholm : camés, indics, putes et trafiquants, parmi lesquels évoluait l’inconnu (169). Une image de la Suède qu’on retrouvera plus tard dans le « Millenium » de Stieg Larsson.

Procédés narratifs…

S&W nous ont habitués à quelques trouvailles de « scénario » et originalités dans les procédés de narration des 2 romans précédemment lus.

On commence à avoir une idée de ce qui fait le charme et la réussite de ces polars – certains de ces éléments sont invariables, d’autres sont la trame même de ce « Policier qui rit ».

  • Une vraie série

Un atout des romans de S&W est certainement d’y retrouver les personnages, d’un roman à l’autre, des plus insignifiants (comme le duo de bleus gaffeurs et tire-au-flanc Kvant et Kristiansson qui avaient eu leur heure de gloire dans « L’Homme au Balcon ») aux vrais piliers de la brigade que sont Martin Beck, Kollberg, Melander et Larsson.

Månsson, le renfort venu de Malmö réapparaîtra dans le tome suivant « La Voiture de Pompier disparue ». Dans celui-ci, Hammar est devenu divisionnaire (46) et Beck s’est rapproché de Kollberg. Ils se voient pendant leurs loisirs (43) et se débrouillent pour faire le trajet ensemble (102).

On pénètre un peu dans leur intimité, dans celle de Kollberg notamment, que l’affaire « Roseanna » a visiblement marqué (219) et que les photos découvertes chez Stentström poussent à regarder sa femme d’un autre œil (145,185).

Non seulement on suit les personnages, mais on évoque les anciennes affaires parce qu’elles ont marqué les hommes. Une vraie série.

  • Héros changeants

On l’avait déjà noté dans notre article sur « Roseanna », la résolution des affaires passe par un travail d’équipe.

Les héros de cette quatrième enquête sont avant tout Rönn et Kollberg, ou même Larsson, Martin Beck se contentant  de diriger ses troupes et de recadrer les plaisantins.

  • Cold Case

Pour avoir lui-même repris les éléments de l’enquête onze ans plus tôt sans rien trouver, Martin Beck finit tout de même par découvrir sur quoi travaillait Stenström : un cold case datant de 16 ans, l’assassinat de Teresa Camarão, une nymphomane devenue putain qui hantait les bas-fonds (253), et par lequel le jeune flic ambitieux espérait « montrer une fois pour toutes de quoi il était capable » (249-250).

A la liste des morts du bus répond, à partir de la page 280, celle des amants de Teresa Camarão (29 personnes), sur laquelle travaille Kollberg (280-282). Deux affaires se superposent désormais et trouveront ensemble leur solution, quinze ans plus tard…

Photo extraite du film « The Laughing Policeman », adaptation américaine de Stuart Rosenberg avec Walter Matthau, en 1973 –
  • Méthode de travail

Curieusement dans « Le Policier qui rit », chacun des inspecteurs, qu’il soit un régulier de l’équipe ou un renfort de l’extérieur, travaille de la même façon. Dans son coin, en suivant sa propre piste et son intuition, et en ne partageant pas immédiatement ses infos, troublé de ne rien y trouver de très probant.

Stentström est pourtant unanimement condamné pour son individualisme. C’est parce qu’il travaillait seul en pensant à sa carrière que Stenström s’est mis en danger :

« Il a employé une méthode stupide », conclut Kollberg dans les dernières pages du bouquin. « Travailler en faisant cavalier seul comme ça ! Sans laisser la moindre note. C’est drôle… Ce garçon n’a jamais réussi à mûrir » (333)

  • Roman graphique

Un jeune flic ambitieux et imprudent,  une enquête fine et obstinée (Rönn) et un interrogatoire magistral de Kollberg, c’est l’histoire de ce « Policier qui rit ».

Comme dans « Roseanna », où le flux des infos utiles à l’enquête provient en même temps des Etats-Unis, de Motala et de Stockholm, ce « Policier qui rit » a des qualités « graphiques » avec tous ces fils et ces pistes qui semblent parallèles, traversant même les époques et n’aboutissant jamais, chaque enquêteur travaillant dans son coin jusqu’au moment où tout fait écho (à partir de la page 273 environ et la 2ème manif contre la guerre au Vietnam), comme un feu d’artifice, – le but du jeu semblant être que chacun corrobore d’une manière ou d’une autre l’identification du coupable.

La caractérisation d’un aussi grand nombre de personnages côté flics et pour les deux affaires est un tour de force, – même si on finit par se perdre un peu dans les noms -, et on imagine bien Sjöwall & Wahlöö travailler avec des diagrammes pour ne pas s’y perdre, eux non plus…

Mais la trame est finalement beaucoup trop compliquée et difficile à suivre.

Point final de l’enquête, Martin Beck reçoit le coup de fil de Månsson qui dit avoir finalement retrouvé un feuillet manquant du rapport Camarão chez Stenström et raconte :

« Il a marqué quelque chose au crayon dessus. En haut à droite : « A joindre au dossier Teresa Camarão. » Et au bas de la page, il y a un nom : <Spoiler>Björn Forsberg. Suivi d’un point d’interrogation. Est-ce que ça te dit quelque chose ? » (334)

Chose incroyable, le bouquin se termine sur le grand rire de Martin Beck, sans doute rassuré sur l’efficacité de leur manière de travailler !!! (334)

Accessoirement, « The Laughing Policeman » est une chanson enregistrée en 1926 par Charles PENROSE et le cadeau que la fille de Beck lui offre ce Noël-là (286). Écoutez-la et si vous ne rigolez pas, consultez vite un psy !

En Savoir Plus :

 

2 thoughts on “« Le Policier qui rit », de Maj Sjöwall et Per Wahlöö…

  1. admin dit:

    Merci ! Merci ! Je continue sur ma lancée avec « La Voiture de Pompiers disparue », que j’ai trouvé beaucoup plus léger (si l’on peut dire !) et mordant, et prochainement « L’Abominable Homme de Säffle ». Vous faites également partie de mes blogs recommandés… Merci pour cet échange et à bientôt !

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