« L’Homme au Balcon », de Maj Sjöwall et Per Wahlöö…

 

Crimes atroces, chaleur d’enfer, ticket de métro et intuition…

Dans « L’Homme au Balcon », le 3ème roman du couple suédois Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ, paru en Suède en 1967, c’est d’une chasse à l’homme qui durera 3 semaines dans les rues, les parcs et les appartements d’un Stockholm surchauffé qu’il est question. Une chasse au tueur pédophile qui, « comme un camé à qui il faut sans cesse des drogues plus violentes » (166), ne peut plus s’arrêter « une fois qu’il a commencé à violer ou à assassiner ». (167)

 

Tableau noir…

Pendant qu’un « rôdeur » agresse les promeneurs pour les détrousser – « c’est la 9ème fois qu’il attaque » (67) -, un maniaque encore plus dangereux s’en prend à des fillettes qu’il viole, étrangle et abandonne dans divers parcs de la ville : Vanadis (53), Tanto (86-87), St Erik (250)…

Devenu commissaire, Martin Beck, qui se reposait à Motala chez son ami Ahlberg (rencontré dans « Roseanna ») (38), accuse le coup :

« Le cauchemar avait commencé. Avec un retard de quelques heures en ce qui le concernait. Mais c’était la seule différence » (68)

… tout autant que ses collègues :

  • Granlund, l’inspecteur du 9ème district chargé de garder la première scène de crime en attendant l’arrivée de la Criminelle :

« Les gens de la Criminelle arrivèrent enfin. Granlund avait l’impression qu’il y avait un siècle qu’il montait la garde sous le soleil devant le petit cadavre. Les experts se mirent au travail et il regagna le commissariat. L’image de l’enfant morte demeurait gravée comme au fer rouge sur sa rétine » (55)

  • Ou l’inspecteur Kollberg, avec qui Beck s’est maintenant lié d’amitié et à qui revient la difficile tâche d’annoncer la mort de la petite à ses parents (59-62) :

« Comme la plupart de ceux qui allaient avoir à s’occuper de cette affaire, il était exténué avant même que l’enquête eût démarré. Il pensait au caractère ignoble de ce crime, aux gens qui avaient été si durement éprouvés par son aveugle incohérence. Il était déjà passé par là – il était bien incapable de se rappeler combien de fois – et il savait à quel point une affaire de ce genre peut être horrible et difficile. […] L’image de l’enfant, de sa jupe bleue, de son T-shirt à rayures était gravée dans sa mémoire de façon indélébile et elle y resterait toujours, en compagnie d’autres images qu’il ne parviendrait jamais à chasser. Il pensait aux sandales à semelles de bois abandonnées dans l’herbe, il pensait au bébé qu’il attendait, à ce que serait cet enfant dans neuf ans, à l’horreur et au dégoût que susciterait ce meurtre, à ce que serait la première page des quotidiens du soir. […] Savoir que tout cela s’était déjà produit et se reproduirait encore sans aucun doute était profondément déprimant » (63-64)

Fatigués, tendus et soumis à la pression de la presse, du public et de leurs supérieurs, les flics sont plus que jamais en manque de confiance, poursuivis par la peur de l’inaction, de l’impuissance et sensibles à l’absurdité des situations qu’ils rencontrent, – ce qui donne quelques moments assez savoureux, comme cette bonne citoyenne qui trouve « vraiment bizarre » cet « homme qui n’avait rien de mieux à faire que de demeurer planté sur son balcon à contempler la rue » (237) et le signale à la police dès le 2ème chapitre, et qu’elle-même observe aux jumelles !

Les flics de Sjöwall et Wahlöö sont très impliqués dans leur travail et développent volontiers un sentiment de culpabilité qui fait d’eux de véritables otages tout le temps qu’elles durent. Kollberg analyse :

« On n’avait plus de vie privée, plus de liberté ; on n’avait plus le temps de penser à autre chose qu’à son devoir et à ses responsabilités. Tant que le meurtrier serait en liberté, tant qu’il ferait jour, tant qu’il y aurait un parc où une petite fille pourrait jouer, rien d’autre n’existerait que l’enquête » (193)

Armes (2 mitraillettes et 1 pistolet chez le rôdeur Rolf Lundgren) (114), vols et viols sur des gamines de 14 ans (188), trafic de drogues en tous genres dans le quartier de Mariatorget (194), montée des milices civiles (198), consommation d’alcool (200), Stockholm est décrite comme une ville grouillante de criminels, de pauvreté et de saloperies.

« Quel bordel », s’exclame Kollberg (200). « On est en plein Far West », renchérit un de ses collègues (201). Et si de nouveaux outils ont fait leur apparition dans le quotidien des policiers de la Criminelle (ordinateurs (63-64), profils psychologiques (165)), les hommes ne leur font pas encore complètement confiance :

« Dommage que tu n’aies pas pris l’ordinateur avec toi, dit Gunvald Larsson à Martin Beck. Tu aurais pu enfoncer la porte avec ! » (117)

Motifs et emprunts…

Si le bouquin a de  vrais moments d’émotion (liés notamment aux réactions des flics par rapport aux petites victimes, aux répercussions de ce qu’ils voient tous les jours sur leur vie personnelle), il est moins subtil (cf. la conversation des 2 bleus truffée de statistiques sur le niveau d’instruction et les salaires de la police !) (228-229) et – semble-t-il – moins maîtrisé que « Roseanna ».

 

Photos extraites du film suédois « Mannen på balkongen » de Daniel Alfredsson (1993)

 

 

Certains motifs répétés au cours du roman, notamment, sont difficilement explicables :

  • La « physionomie anonyme » du tueur (26) prête évidemment à confusion, mais après la fausse piste de la nourrice (178), du cadavre « ressemblant » de Västmannagatan (189) et l’arrestation à Djürgarden (259-263), la capture de l’étrangleur dans les 5 dernières pages peine vraiment à créer un rebondissement (272)
  • De la même façon, 2 suspects différents ont la même réaction inexplicable lorsqu’ils sont arrêtés par la police : « Ne me faites pas de mal, supplia-t-il » (119) et « Ne me frappez pas ! » (272) !!!!
  • A deux reprises aussi, ce seront des « bleus » qui tomberont totalement par hasard, une première fois sur un témoin de première importance, non en frappant aux portes, mais en achetant des biscuits dans une boulangerie en vue de leur prochaine pause-café (Kvist et Rodin, 227-233) ; une seconde fois sur le tueur, à l’occasion d’une pause-pipi (Christiansson et Kvant, 272). Mais c’est aussi ça, SJÖWALL et WAHLÖÖ : un polar qui ne met pas de héros en avant, ne comble pas le personnage central de toutes les qualités, de toutes les opportunités, et laisse une place suffisante au hasard, au moins autant qu’à l’implication et au travail des policiers.

Comme dans « Roseanna », le thème de la jeune femme aux mœurs libérées revient dans ce livre (158-163).

Nouveau procédé utilisé dans cette enquête, celui qui consiste à interroger doucement un témoin pour susciter ses souvenirs. On le voit lors de l’interrogatoire du rôdeur (133-143), de celui du petit garçon Bosse (148-153), et de celui de Larsson par Beck et Melander (215).

SJÖWALL et WAHLÖÖ nous offrent même un remake de « Fenêtre sur Cour » (sorti au cinéma 10 ans auparavant en 1954) avec leur témoin clé, opérée de la jambe et consignée chez elle qui observe ses voisins aux jumelles :

« N’allez surtout pas vous imaginer que je suis curieuse. J’ai dû me faire opérer de la jambe au début d’avril. C’est comme ça que j’ai découvert ce personnage. Après mon opération, je veux dire. Le chirurgien a été forcé d’ouvrir. Je ne pouvais pas marcher et j’avais si mal que je ne pouvais pas non plus dormir. Alors, je restais la plupart du temps devant ma fenêtre à regarder. Et un homme qui n’avait rien de mieux à faire que de demeurer planté sur son balcon à contempler la rue, j’ai trouvé ça vraiment bizarre » (237)

Quant à de nouveaux emprunts de Stieg LARSSON à SJÖWALL et WAHLÖÖ dans « Millenium », on peut noter deux choses :

  • « Il était 6h30 et l’on était le 2 juin 1967. La ville, c’était Stockholm » (26)
  • « On était lundi après-midi. Il y avait cinquante-quatre heures que le corps de la petite fille avait été retrouvé dans le parc Vanadis » (85)
  • « Il était 17h30. L’arrestation remontait à cinq heures et Rolf Evert Lundgren n’avait encore reconnu qu’une seule chose : qu’il s’appelait Rolf Evert Lundgren » (123)
  • « Gunvald Larsson entra dans le bureau. Trente-sept minutes, très exactement, s’étaient écoulées depuis l’instant où il avait reçu le coup de téléphone » (129)
  • « La chasse à l’homme en était à son 7ème jour » (143)
  • Etc…
  • Et la mémoire photographique de Melander :

Ce qui n’était qu’une note servant à la caractérisation de l’inspecteur Melander dans « Roseanna » est développé dans ce 3ème roman de manière à en faire un atout particulier de l’équipe d’enquêteurs :

  • « Ah oui ! Melander… Un véritable éléphant : il n’oublie jamais rien. » (44)
  • « Kollberg l’appelait « l’ordinateur ambulant » et ce qualificatif lui allait comme un gant : la mémoire de Melander était d’ores et déjà légendaire dans la police » (213)
  • « Melander avait disparu avant que Kollberg n’eût achevé sa phrase. Le ticket était toujours sur le bureau : selon toute probabilité, Melander l’avait mentalement photographié avec le numéro de série et tout le reste » (172)

Sans aucun doute, les prémices du personnage de Lisbeth Salander dans « Millenium » !

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