Les Nuits de Reykjavik, d’Arnaldur INDRIDASON…

Les Nuits de Reykjavik : couverture du livre

On s’était habitués à suivre les enquêtes d’un Erlendur bougon, solitaire et sans âge, mais pour les adeptes d’Arnaldur INDRIDASON, Les Nuits de Reykjavik sont incontournables. En effet, le 13ème livre de la série Erlendur relate la toute première enquête du jeune flic de 28 ans. Les Nuits de Reykjavik sont parues en 2012 en Islande et 2015 en France. Selon la chronologie des personnages, elles précèdent donc le Lagon noir, la Cité des Jarres et La Voix. Pour ne citer que les romans de cet auteur lus jusqu’à présent (Voir Note 1)…  

Les Nuits de Reykjavik : la toute première enquête d’Erlendur

  La capitale islandaise au printemps 1974. Affecté à la police de proximité, le débutant Erlendur travaille de nuit et en uniforme (195). Avec deux étudiants en job d’été, il intervient sur les tapages nocturnes, cambriolages, violences conjugales et accidents de circulation. Le livre s’ouvre sur la découverte du corps d’un SDF noyé dans une ancienne tourbière (7-10). Un certain Hannibal, qu’Erlendur a eu l’occasion de croiser plusieurs fois au cours de ses patrouilles. Le deuxième chapitre embraye sur l’intervention de la brigade sur une dispute conjugale (11). Sont également mentionnées, par le biais des appels radio ou des conversations entre flics, deux disparitions. La première, datant de 3 jours, concerne une jeune fille de 19 ans, qui sera retrouvée (39). La seconde, une jeune femme vue pour la dernière fois au Thorskaffi (39-40). Cette disparition-là, non résolue, remonte à environ un an, précisément le même week-end que la mort du SDF. Passionné par les disparitions du fait de son histoire personnelle (43-44, 76), Erlendur ne se contente pas de répondre aux appels radio. Il prend sur son temps libre pour retrouver les témoins éventuels et les interroger. Le bleu des Rues de Reykjavik se révèle déjà un flic pas comme les autres.

 Erlendur Sveinsson, flic asocial

Bien que le policier enquête sur la mort du clochard, Arnaldur INDRIDASON rend leur relation vivante à travers l’évocation de leurs rencontres. Leurs dialogues, Erlendur proposant son aide et Hannibal la refusant toujours, continuent de résonner chez le jeune policier :

« Quelque chose l’obsédait dans le destin poignant de cet homme. Certes, il s’interrogeait sur sa fin tragique, mais aussi sur cette force qui l’avait irrémédiablement poussé à se placer en retrait de la société humaine. D’où provenait ce besoin ? Où plongeait-il ses racines ? Erlendur était saisi par cette solitude et cette détresse, mais il y avait quelque chose dans son attitude, quelque chose dans son existence immobile et figée, qui le fascinait également. Cette manière dont il opposait une résistance à la vie et l’entêtement qu’il mettait à refuser toute assistance. » (67)

D’une manière ou d’une autre, il se reconnaît dans ce vagabond des Nuits de Reykjavik. De même qu’il se reconnaît dans l’errance de Thuri, l’ancienne compagne alcoolique du SDF :

« Le ciel était lourd. La pluie s’était remise à tomber. Il la regarda monter et s’installer près de la vitre pour continuer son errance perpétuelle à travers la ville, sans se soucier de sa destination. Sa vie était un voyage sans but et, en voyant l’autobus s’éloigner de Hlemmur, Erlendur avait presque l’impression de se voir à sa place, voyageur solitaire et sans but, condamné à une éternelle errance dans l’existence. » (249)

  • Erlendur et les clochards

Quelques échanges au cours desquels Hannibal se montre aussi pressant qu’Erlendur en interrogatoire lui suffisent à cerner sa personnalité :

« Pourquoi tu fais tout ça ? », l’interroge-t-il. « Qu’est-ce qui t’est arrivé ? […] Quelle faute tu essaies de réparer ? » (196-197)

Et le clochard de conclure :

« Dans un sens, vous êtes aussi exclu que moi de cette société, déclara le clochard après un long silence. – Je ne dis pas le contraire », reconnaît Erlendur (203).

De fait, on découvre dans Les Nuits de Reykjavik un Erlendur non seulement renfermé sur lui-même et obsessionnel, mais très traditionnel dans ses goûts. Installé dans un appartement en sous-sol, il aime la poésie et les chants populaires islandais. Il se nourrit de poisson bouilli et de pommes de terre plutôt que de pizzas dont raffole l’un de ses deux collègues (72).

  • La rencontre avec Halldora

Les Nuits de Reykjavik reviennent également sur la rencontre d’Erlendur avec Halldora et ses difficultés à la faire entrer dans sa vie. Bien qu’ils se fréquentent depuis deux ans et demi, elle se sent :

« incapable de dire quelle place [elle] occupe dans [sa] vie. » (235).

Vivante et pleine de projets (travail, appartement, vie à deux, bébé), Halldora est à l’opposé d’Erlendur qui travaille de nuit et enquête dans les marges (133-134). Sans grandes attaches à Reykjavik, croit-il, Erlendur se laisse habiter par ces histoires qui ne sont pas complètement les siennes. Pris, – on peut dire obsédé -, par son enquête, il est incapable de se connecter avec Halldora (234-235). De ce point de vue, Les Nuits de Reykjavik racontent aussi le début d’une relation toxique :

« On sort tous les deux, on couche ensemble, on va se promener en ville comme maintenant et… […] Qu’est-ce que tu veux ? avait-elle demandé, les yeux pleins de larmes. Erlendur, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? » (235)

 Tout juste Erlendur considère-t-il Halldora comme « une solution » :

« D’une certaine manière, la vie d’Erlendur était à l’arrêt. Peut-être le moment était-il venu de réagir et d’y introduire un peu de changement. D’entreprendre de nouvelles choses. Des choses qui lui permettraient de rompre la routine et les habitudes. Peut-être Halldora offrait-elle une solution. » (135)

  • La vocation d’Erlendur

On comprend qu’Halldora n’est qu’une péripétie dans la vie d’Erlendur. L’enquête aussi personnelle qu’inofficielle sur la mort du SDF et la disparue du Thorskaffi, au contraire, lui fera l’effet d’une révélation. C’est dans Les Nuits de Reykjavik qu’Erlendur comprend sa vocation pour l’enquête criminelle :

« Il était évident qu’il s’intéressait aux disparitions. Au phénomène en soi,  mais aussi au sort de ceux qu’on ne revoyait jamais et à ceux qui restaient.  Il avait conscience que cette obsession plongeait ses racines dans le drame qu’il avait vécu dans sa chair sur les hautes landes des fjords de l’Est et dans ses lectures sur les gens qui se perdaient dans la nature et les épreuves qu’ils enduraient en sillonnant ce pays âpre et impitoyable. Peut-être était-ce également cela qui l’empêchait de dormir et le réveillait constamment. Comme une étrange et mystérieuse tension à l’intérieur du corps. Une impatience fiévreuse qu’il n’avait jamais éprouvée jusque là. Une étincelle de vie qui s’était allumée en lui, née de l’enquête personnelle qu’il avait engagée pour élucider une disparition survenue en pleine ville. » (274)

C’est cette énergie qu’Erlendur mettra au service de ses enquêtes, de son travail de policier…

 

Les Nuits de Reykjavik : la technique d’enquête d’Erlendur

C’est peut-être le fait d’avoir connu Hannibal avant, de l’avoir lui-même sorti de la mare et reconnu (28)… Erlendur « ne [parvient] pas à le chasser de son esprit » (17). Un an après, le jeune flic des Nuits de Reykjavik aimerait juste être sûr que tout a été fait dans cette enquête. Autrement dit, que « le manque de zèle » de ses collègues est étranger au statut social d’Hannibal (17) :

« Peu avant son décès, l’homme avait dit à Erlendur que quelqu’un avait tenté d’incendier la cave dans laquelle il habitait. Personne ne l’avait cru, y compris Erlendur. Ça l’obsédait de ne pas l’avoir écouté et de lui avoir manifesté la même indifférence que les autres. » (17)

  • Empathie, prudence et exhaustivité

Si Erlendur sait se montrer humain, c’est son empathie qui le guide dans les Nuits de Reykjavik. Il retourne sur les lieux de la découverte du corps. Va voir le pipeline dans lequel Hannibal s’était réfugié les derniers jours (29). Interroge le SDF qui l’y a remplacé (33) Sur les indications du sans-abri, Erlendur visite le refuge de Farsott, interroge les employés et les clochards comme autant de témoins de sa vie, sinon de sa mort. Il en profite pour parfaire sa culture des Nuits de Reykjavik, et la nôtre avec. Découvre que dans « la société des clochards de Reykjavik » (53), ils se connaissent tous, ont leurs habitudes ici et là… Alors que la série Castle égrène les suspects jusqu’à identifier le coupable, Erlendur, lui, rayonne à partir de la victime :

  • il reconstitue son environnement,
  • fait parler ses connaissances,
  • trouve de nouveaux témoins que la police n’a pas interrogés. Ainsi le joueur de golf (133) ou la copine d’enfance d’Oddny (217).
  • interroge tout le monde et certains plus que d’autres : Ellert et Vignir (130-132), Gustaf (258-269),
  • évalue les mobiles
  • et attend patiemment que les témoignagnes reçus convergent pour lui offrir une piste.

Certains témoignages dans Les Nuits de Reykjavik sont de fausses pistes. Après tout, que peut-on attendre des affirmations de clochards alcooliques ? De son côté, Arnaldur INDRIDASON ne dédaigne pas faire intervenir le hasard dans ses enquêtes (144, 192, 290). Comme un encouragement à la persévérance de son personnage ou, plus simplement, parce qu’il fait aussi partie de la vie.

  • Le qui, le pourquoi et le comment

Réagissant à l’instinct et manquant sans doute de métier, Erlendur enfreint joyeusement les règles dans Les Nuits de Reykjavik. Il n’hésite pas à pénétrer par effraction chez les gens (87-88), à se battre (167). Il prend aussi de gros risques (la perte de la seule preuve qu’il ait encore obtenue (261)) pour faire avancer son enquête. Comme lorsqu’on raconte ses rêves, chaque fois qu’Erlendur formule sa requête à un nouvel interlocuteur, il s’approche de la vérité. L’entrevue avec le mari de la disparue du Thorskaffi (263-269) est de ce point de vue un morceau d’anthologie. Erlendur le « cuisine » mieux que dans une salle d’interrogatoire. Il le pousse dans ses derniers retranchements. Et pourtant, toutes les réponses sont dans ses questions. D’un coup, tout semble évident. Le déroulement du crime est logique, limpide. C’est très intéressant à lire et parfaitement amené de la part de l’auteur. Dans Les Nuits de Reykjavik, on découvre un Erlendur jeune, même pas encore à la Criminelle et déjà fait pour l’enquête. Très peu sûr de lui, il se refuse aux conclusions hâtives et retourne dans sa tête toutes les possibilités (289). Jusqu’à être parfaitement sûr du qui, du pourquoi et du comment. Sa méthode très personnelle s’avère néanmoins payante puisqu’il retrouve la jeune-fille disparue depuis 3 jours (144), démantèle un trafic de drogue (292), identifie l’assassin d’Hannibal et celui d’Oddny, la disparue du Thorskaffi. Marion Briem le remarque et lui ouvre les portes de la Criminelle.  

Un roman engagé contre les violences faites aux femmes

  Rythmée – ou plutôt interrompue – par les patrouilles de nuit, l’enquête d’Erlendur progresse sur fond de violence ordinaire. Si Les Nuits de Reykjavik s’intéressent au milieu des clochards de la capitale, l’enquête aborde d’encore plus près le thème des violences faites aux femmes. Parmi les sans-abris se trouvent des femmes. Sujettes, comme leurs homologues masculins, aux attaques physiques gratuites des voyous (192-193, 244), elles font aussi l’objet de jalousies (113). Elles peuvent aussi décider de vendre leur corps en échange de drogue ou d’alcool (170).

Faits divers

Déjà abordé par l’auteur dans La Femme en Vert, le sujet est traité de deux manières différentes dans Les Nuits de Reykjavik. C’est d’abord l’objet d’une intervention policière pour « une dispute » de samedi soir à 3H00 du matin. Quand la patrouille arrive, tout est calme. Et pour cause ! Plus insistant que ses collègues, Erlendur découvre une femme couverte d’ecchymoses et sans connaissance sur le sol de son salon. Le mari qui se disait seul à la maison (14) sera libéré avant même qu’Erlendur ait fini son service :

« On l’avait relâché après interrogatoire. L’affaire était considérée comme classée, il était libre d’aller et venir à sa guise. La vie de son épouse n’était pas en danger, elle quitterait l’hôpital d’ici quelques jurs et retournerait probablement vivre avec lui, faute de pouvoir aller ailleurs. Les femmes battues ne trouvaient ni soutien ni secours. » (16)

La scène est rejouée quelques jours plus tard, un peu avant la fin des Nuits de Reykjavik (307-312). Mais cette fois, c’est l’homme qu’on trouve à terre dans la cuisine, lardé de coups de couteau par sa femme :

« Le plafonnier baignait les lieux de sa lumière crue. La pièce était meublée d’une table ronde, de quatre chaises, d’un réfrigérateur et d’une cuisinière. L’homme qui avait tenté de les empêcher d’entrer lors de leur précédente intervention gisait au pied de l’évier dans une mare de sang. Erlendur distinguait au moins trois blessures à l’abdomen et le couteau reposait, soigneusement lavé, sur la paillasse. » (311)

Une fois de plus, le mari violent s’en sortira (313). La nouvelle transforme la femme en « image de la détresse absolue » (312), note INDRIDASON.

La vérité sur l’affaire de la disparue du Thorskaffi

Hors ce qu’on peut appeler ce « fait divers », les violences faites aux femmes sont au cœur de l’enquête des Nuits de Reykjavik. Celle sur la disparue du Thorskaffi. De fait, le récit de son histoire retrouvée par Erlendur est enserré entre ces deux faits divers… La honte, la peur, le silence des victimes (220-222, 310) comme la double personnalité des agresseurs (310) sont évoqués par l’auteur. De même les voisins qui hésitent à prévenir (16) ou la police qui ne peut rien faire (16)… Il y a ceux qui font attention de frapper là où ça ne se voit pas (309) et ceux qui offrent des bijoux à leur femme après (268)… Le thème des femmes battues est une occasion de plus pour le héros des Nuits de Reykjavik de se distinguer de ses collègues :

« Nous n’avons rien contre lui, répondit Hrolfur en soulevant le couvercle de la machine. C’est possible qu’il lui ait parfois collé quelques gnons, mais ça ne prouve rien. – Comment ça, quelques gnons ? » (253)

Un coup l’enquête, un coup la violence ordinaire des patrouilles, dont les femmes battues. Jamais l’un ne prend le pas sur l’autre… Un procédé intéressant et engagé déjà. Encore une fois, ce n’est que grâce à la patience et à la détermination d’Erlendur que l’enquête s’enrichit de telles perspectives.

Avez-vous lu les débuts d’Erlendur dans Les Nuits de Reykjavik ? Les avez-vous appréciées ? Ont-elles changé votre vision du personnage ?

Les Nuits de Reykjavik : le livre posé sur un fauteuil orange (photo prise dans un hôtel de la capitale islandaise)

NOTES : (1) Chronologie des personnages pour la série des Erlendur : http://cercle-du-polar-polaire.over-blog.com/2014/05/arnaldur-indridason.html

En Savoir plus :

  • Acheter et lire Les Nuits de Reykjavik d’Arnaldur INDRIDASON (Ed. Points, 2016)

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