Témoignage : « Quai des Ombres » de Dominique Lecomte…

« Vingt ans au service des morts »

Quand son livre sort en mai 2003, Dominique Lecomte travaille depuis 20 ans « au service des morts » à l’Institut médico-légal de Paris (IML), qu’elle décrit comme « le lieu de toutes les tensions, à la fois observatoire de la violence extrême et réceptacle de la douleur et du désespoir » (p.214).

Une expérience suffisamment riche pour lui permettre de répondre très rapidement à la suggestion de Denis Roger-Vasselin, qu’elle rencontre quelques mois plus tôt, de publier le manuscrit qu’elle gardait dans un tiroir et dans lequel elle évoque son parcours et son travail « moralement très difficile » (p.277), dans un récit choral où souvenirs d’enfance et de formation côtoient anecdotes et réflexions, voire indignations.

Légiste pour le tribunal pénal international…

Son témoignage commence (et se termine à peu de chose près) sur un aspect méconnu de ce métier, lorsque, missionnée par la France comme médecin légiste au Tribunal pénal international (TPI), elle se rend, sous la protection de l’armée et les combats à peine terminés, au Rwanda ou au Kosovo pour dénombrer les victimes de massacres, reconstituer les faits consignés dans des rapports au TPI et « porter la mémoire des morts » (p.251).

Plus que dans son travail quotidien, dit-elle, c’est lors de ces missions d’après-guerre qu’elle découvre « les traces les plus épouvantables de la vraie nature humaine » (p.244)

«  Dans les affaires criminelles que je traite habituellement, même très sordides, il ne s’agit que de cas particuliers ; on peut croire à une anecdote. J’ai touché cet été une autre dimension. Il y a des guerres dans le monde entier, à la même échelle, avec les mêmes horreurs, et parfois au même moment. Elles se répèteront inlassablement sans même attendre que les blessures de la précédente soient cicatrisées. La mécanique humaine est trop souvent détraquée » (p.254).

« Rendre justice au mort »…

Hors ces missions exceptionnelles sur les lieux de guerre, les activités de la directrice de l’IML de Paris  sont multiples et variées : autopsies très matinales pour être en mesure de recevoir les familles l’après-midi et procéder au plus tôt aux identifications, reconstitutions sur les lieux, enseignement (cours à la fac ou séminaires de formation continue à destination de groupes d’enquêteurs, de médecin, de professionnels de la gestion du deuil et de la fin de vie), déposition aux assises (parfois en province)…

« Au total, la morgue accueille environ 3200 corps chaque année, soit une moyenne quotidienne –week-ends et jours fériés compris – de 9 corps », précise Dominique Lecomte  pp.213-214 (il s’agit bien sûr des chiffres  de l’année 2003).

A l’autopsie proprement dite s’ajoutent des examens de laboratoire, l’interprétation des analyses, les réponses aux questions des magistrats, les recherches bibliographiques de cas similaires et la rédaction du rapport d’expertise ou de synthèse.

« Magistrat et médecin légiste sont en réalité dans une relation de complémentarité qui doit s’exercer tout au long de la procédure.  L’enquête apporte un élément nouveau, il faut vérifier s’il est compatible avec les constatations médico-légales ; un examen complémentaire fournit une précision, il faut s’assurer de la corrélation avec les données de l’enquête. L’expert n’est pas juge. Il est uniquement là pour éclairer le magistrat dans un domaine technique, apporter une expérience de technicien sur un point précis du dossier. C’est dans toutes ces circonstances qu’une étroite collaboration entre l’expert et le magistrat est un gage de sécurité pour la Justice. La rigueur de l’analyse des lésions observées à l’autopsie, de même que la documentation scientifique des avis médicaux à la question posée, toujours sensible, sont de règle. Notre expertise entraîne toute une série de difficultés, en soulevant le doute là où l’enquête préliminaire semblait simple, trop simple en fait. Il faut alors tout reprendre sans idée préconçue ni préjugé » (pp.142-143).

De l’émerveillement au respect : parcours…

Si Dominique Lecomte décrit son arrivée à l’IML comme « la découverte du monde de l’horreur et de la violence » (p.187), elle revient aussi sur son parcours d’enfant, d’étudiante en médecine, dermato puis « anapath hospitalière » et enfin médecin légiste, « séduite par le côté recherche dans les affaires criminelles » (p.74). Elle explique son émerveillement de toujours devant « l’admirable machinerie du corps humain » (p.28) et ce sentiment de « satisfaction de connaître la réalité ! » (p.274)

« Confronter les symptômes qui ont entraîné la mort d’un individu et les lésions internes de ses organes est rationnel, donc satisfaisant pour mon esprit. Mais cela ne veut pas dire que ce qui n’est pas prouvé organiquement n’est pas source de souffrance. On rentre là dans un domaine qui nous échappe complètement » (pp.274-275).

A défaut de gérer parfaitement son image (ou plutôt celle que les autres ont d’elle-même et de son métier) et de toujours réussir à bien séparer vie professionnelle et personnelle,  Dominique Lecomte s’est engagée pour le respect des morts et de leurs proches, en créant notamment  à l’IML un poste de psychologue pour l’accueil des familles.

De manière amusante, le portrait qu’elle fait d’elle-même ressemble par beaucoup d’aspects au personnage féminin de médecin légiste inventé par Patricia Cornwell : féminine, amatrice de cuisine et de bons vins, de jardins…, comme autant de contrepoids à la difficulté de son travail quotidien. Les deux femmes se sont d’ailleurs rencontrées alors que la romancière américaine travaillait sur « Cadavre X » paru en 1999…

« Toutes ces choses dont on ne veut rien savoir, dont on ne veut pas parler »

Mais évidemment, nous n’échapperons pas au petit catalogue des horreurs qui se déversent chaque jour à l’IML et remontent au fil des souvenirs comme des images impossibles à réprimer : bébés retrouvés dans des sacs poubelle ou victimes d’excision à l’âge de seulement six mois, morts d’infarctus dans des hôtels de passe ou des clubs de travestis, crimes terribles des psychopathes, vieillards momifiés oubliés du monde dans leur appartement, victimes de violences conjugales battues à mort car, « contrairement aux idées reçues, explique Mme Lecomte, c’est en famille que l’on se tue le plus souvent. » (p.172)…

Il y a aussi le souvenir fort des catastrophes, lorsque « containers et cercueils envahissent la cour interne du bâtiment » (p.108), et  même celui d’un congélateur débarqué à l’Institut car occupé par… un cadavre de femme :

« Le sang avait teint la glace tout autour avant de geler.  Son « ami » l’avait découpée, cachée sous les bacs de sorbet et les plats cuisinés. Puis la vie avait repris tout simplement autour du congélateur ». (p.70)

Sans compter les « X » qui flottent dans la Seine (p.121)…

«  Je crois que l’on ne parvient jamais à s’habituer au crime », conclue Dominique Lecomte (p.172). Et si elle décrit dans son livre un monde « à la fois impressionnant et passionnant », comme le fut sa toute première autopsie racontée au début du livre (p.24), la directrice de l’IML de Paris pointe également du doigt la tendance de notre société à la « fuite de la réalité » (p.262) :

« En fait, la majorité des gens meurent à l’hôpital et sont conduits à la morgue de l’établissement ; de cette façon, le mort s’éloigne du milieu familial et la vie peut reprendre rapidement. Cette propension moderne à tenir à l’écart le mort pour éviter d’y penser me paraît être un signe de fragilité dans nos manières de vivre. La suppression de toutes les coutumes qui réunissaient le groupe social autour du mort renvoie l’individu à sa solitude et à sa douleur. J’ai l’impression que nous n’osons plus regarder en face notre destinée. » (p.193)

Avec un certain humour, elle note même : « Aujourd’hui, on meurt à l’hôpital, la mort est dissimulée aux vivants : en quelque sorte, on cache le cadavre, comme le fait l’assassin » (p.230),

C’est sans doute pourquoi son second livre « La Maison du Mort », qui vient de sortir chez Fayard, s’intéresse au « rôle social » de la morgue dans la ville (p.217), un livre qu’elle souhaite comme « un trait d’union entre les morts et les vivants » (Voir ici la chronique de Delph sur son blog).

En savoir Plus…

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« Quai des ombres », Dominique Lecomte, Paris, Ed. Fayard, mai 2003
« La Maison du mort », Dominique Lecomte, Paris, Ed. Fayard, novembre 2010

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