Enfin un nouveau SJÖWALL & WAHLÖÖ ! Façon de parler, bien sûr, mais quel bonheur de se lancer dans cette enquête autour du Meurtre au Savoy avec Martin Beck, Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ…
Bon, plutôr déçue, en fait… Les convictions politiques d’un écrivain doivent-elles passer avant la littérature ?
Paru en Suède en 1970, Meurtre au Savoy est le sixième opus de la série des dix romans qui constitue le Roman d’un Crime, œuvre majeure du couple fondateur du Nordic Noir.
Si on a du mal à s’intéresser à la victime ou même à son entourage – très stéréotypés -, ce polar procédural présente une succession de sketches très savoureux, où la police et les services de renseignement suédois en prennent tour à tour pour leur grade. En cela, Meurtre au Savoy est assez différent des autres opus de la série.
L’enquête piétine. Ceux qui sont suspectés sont tous coupables de quelque chose en effet, mais pas directement du meurtre. Et le véritable auteur du coup de feu était en fait une victime, selon SJÖWALL et WAHLÖÖ… Quod erat demonstrandum !
Meurtre au Savoy : une nouvelle enquête exemplaire de Martin Beck
Quand « Viktor Palmgren, le PDG » (32) se fait descendre en plein discours d’une balle en pleine tête dans la salle de restaurant de l’Hôtel Savoy de Malmö (25-26), les grosses têtes de la police craignent :
« Une affaire extrêmement compliquée et extrêmement délicate, qu’il importe de régler sans délai. » (61)
S’agit-il d’une vengeance ? D’une élimination par un collaborateur pressé de prendre les commandes ou d’un « assassinat politique pur et simple » (174) ?
Un polar procédural dans toute sa splendeur
Dans une Suède chauffée à blanc par la canicule – c’est décidément un gimmick de la série des Martin Beck ! (voir Note 1) -, l’enquête de Meutre au Savoy se déroule en même temps à Malmö et à Stockholm, et même, pour une part, à Copenhague.
Y participent :
- > Per Månsson (voir Note 3), l’inspecteur chef de la police de Malmö, et les inspecteurs adjoints Backlund (29) et Benny Skacke (34, 108)
- > Martin Beck, « patron de la brigade criminelle » de Stockholm, appelé sur place en renfort (53)
- > Kollberg resté dans la capitale (54) avec Gunvald Larsson (152)
- > Åsa Torrell qui travaille désormais à la mondaine (55)
- > Et Mogensen, un collègue danois basé à Copenhague (215).
« Je ne vois pas de lien direct entre cette fille et le meurtre de Palmgren », explique Kollberg, patient, à Åsa Torrell, « mais cette affaire a pas mal de ramifications et j’ai le sentiment qu’il faut toutes les examiner, même lorsque ce n’est pas de la compétence de la Criminelle. » (173)
Enquête chorale
Comme dans Le Policier qui rit, chacun des flics, ici et là, suit sa propre piste dans Meurtre au Savoy. Elles ne semblent d’abord mener nulle part, jusqu’au moment où tout se met à faire écho. Le but du jeu est, semble-t-il, que chacun corrobore d’une manière ou d’une autre l’identification du coupable.
Qu’ils s’apprécient ou pas (ex : Kollberg et Gunvald Larsson, 152), les flics travaillent ensemble. Ils se passent le relais quand c’est nécessaire (125, 152) et font appel aux forces disponibles quand il leur faut du renfort (154, 196). Même Paulsson – l’agent secret d’opérette, repérable à 15 milles (106) – investigue, lui aussi à Malmö (210-213)…
Le (vrai) métier de flic
Comme souvent dans la vraie vie – je suppose ! -, l’enquête de Meurtre au Savoy stagne. Il ne se passe rien, le truc se dégonfle et, à la fin des fins, la conclusion de l’enquête fait plutôt pitié.
Martin Beck est le premier à identifier ces pauses dans l’enquête :
« Martin Beck savait par expérience qu’il y avait toujours des temps morts dans les enquêtes délicates. Des accalmies qui pouvaient durer des jours, voire des semaines. Le plus souvent, il n’y avait rien à faire. Les éléments dont on disposait ne menaient à rien, toutes les possibilités paraissaient épuisées, les indices s’envolaient en fumée. » (245),
le premier à imaginer avec Åsa Torrell un mobile beaucoup plus anodin à ce crime (265), et le premier à être déçu par les révélations de l’enquête (313).
Si Meurtre au Savoy dénonce le manque de personnel formé dans la police et l’incompétence de la hiérarchie (59-60, 98-99, 140, 231), l’expérience et le métier de ces flics les compense largement !
Démonstration en est faite, notamment, par Kollberg et Åsa Torrell, lors de leur interrogatoire de Helena Hansson à Stockholm. Sans s’être concertés, ils déroulent le numéro du bon flic et du méchant flic dans un ballet parfaitement réglé qui nous laisse médusés. On ne l’avait pas vu venir ! (175-191)
Routine et Intuition
Polar procédural, Meurtre au Savoy déroule une enquête policière comme je les aime, lente et patiente, avec le minimum d’éléments au départ. Avant tout du métier ! Comme ils ne savent pas ce qu’ils cherchent ni par où prendre le truc, ils appliquent simplement la routine. Ils étudient sans relâche toutes les possibilités, comme la liste des infractions quotidiennes recensées à Copenhague (268-269), les listes de locataires (276) ou d’employés d’une usine (278)… Ces très bons flics attendent l’élément qui viendra fournir une piste à leur flair, à leur intuition…
Dans Meurtre au Savoy comme ailleurs, le processus de l’enquête est avant tout humain. Ainsi Martin Beck quand il décide de faire arrêter Helena Hansson et Broberg :
« Le commissaire Beck avait une autre raison de solliciter un mandat d’arrêt contre eux. Une raison plus personnelle. Il ne les avait jamais vus ni l’un ni l’autre, même en photo. La curiosité l’avait poussé. Il voulait savoir à quoi ils ressemblaient. Il voulait leur parler, établir une sorte de contact humain. Et étudier ses propres réactions. » (239)
Rapport de police et… rapport intime
Par une note d’humour des auteurs Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ, le récit de l’assassinat de Viktor Palmgren prend des airs de rapport de police avant l’heure, à travers des observations aussi précises qu’inutiles. Ainsi lorsque Viktor Palmgren se lève pour discourir :
« Ses invités le regardaient placidement. Un seul fumait. » (24)
Par la suite, alors que l’enquête sur le Meurtre au Savoy a commencé et qu’il ne se passe… strictement rien !, les notations précises de temps n’en sont que plus drôles et grinçantes. Comparez ces deux phrases extraites respectivement du chapitre 23 :
« S’il s’était produit beaucoup de choses lundi, et encore un certain nombre mardi, par contre mercredi, ce fut le calme plat. Rien, en tout cas, de nature à faire progresser l’enquête ». (245)
et du suivant :
« Jeudi matin, à 9 heures, on en était toujours au même point. […] À 9h20, Benny Skacke apporta sa première contribution de la journée […]. » (268)
En fait de « calme plat » (245), il y a le temps de l’enquête et celui, privé, des flics entre eux… Original, dans Meurtre au Savoy, le chapitre 24 – ou la nuit du mercredi au jeudi, selon le point de vue -, contient une scène de sexe impliquant Martin Beck et Åsa Torrell. Enfin une scène de sexe dans SJÖWALL et WAHLÖÖ (265-267), on n’y croyait plus ! Les auteurs en profitent pour nous révèler un Martin Beck plus tendre :
« C’était arrivé. Et cela n’arriverait plus jamais. Peut-être… Martin Beck ne savait pas. » (267)
Et plus loin :
« Ce mercredi-là ne se terminait pas si mal que ça. Ou alors c’était le jeudi qui commençait bien. » (267)
La veuve à poil et autres complications : l’humour dans Meurtre au Savoy…
Dans ce sixième opus, Maj SJÖWALL et Per WAHLÖÖ laissent libre cours à un humour subtil (que j’adore !) fait d’observation et d’une bonne dose de philosophie de la vie…
Comme précédemment dans L’Homme au Balcon, on trouve d’abord ce qui deviendra plus tard un gimmick des polars d’Arnaldur INDRIDASON : cette sensibilité aux situations absurdes des flics au début d’une enquête. Ainsi, dès leur arrivée sur la scène de crime à l’hôtel Savoy, Backlund et Månsson bloquent sur l’heure supposée du crime. Le serveur interrogé n’a pas pensé à jeter un coup d’œil à sa montre – ni d’ailleurs au meurtrier ! – et de toute façon, ajoute-t-il, sa « montre avance et la pendule retarde » (31) :
« Nous n’en sortirons jamais », se plaint Backlund. « Comment arriverons-nous à déterminer l’heure exacte du coup de feu si nous ne pouvons pas faire confiance à cette pendule ? » (37)
Heureusement, Martin Beck n’est pas du genre à se noyer dans un verre d’eau…
L’interrogatoire d’un témoin ivre par Martin Beck débarquant lui-même à Malmö après une fête de tous les diables (59) est dans le même goût :
« Splendide, songea Martin Beck. Des policiers qui ont la gueule de bois interrogeant des témoins qui ont la gueule de bois. Pour être constructif, c’était constructif. » (79),
comme la première apparition à Månsson – gênante – de la veuve Charlotte Palmgren en tenue d’Ève. On croirait du San Antonio (86) !
« Et voilà maintenant la veuve à poil. Et puis après ? Il est bien normal que les veuves soient à poil de temps en temps. » (86)
Meurtre au Savoy : un livre à sketches
L’humour déployé dans cet opus ne s’arrête pas là, car Meurtre au Savoy se lit vraiment comme un « livre à sketches »…
Sur un ton de franche comédie, il y a d’abord le sketch de l’arrestation ratée du meurtrier à Stockholm par le duo comique Kristiansson et Kvant (Voir Note 4). Mis sur l’affaire, les deux officiers de patrouille s’offrent une pause saucisse-frites avant leur intervention et sont moqués par un gamin :
« Polis, Polis, Potatismos ! » (en français : « Police, police, cochons mangeurs de patates ».) (50) (Voir Note 5)
Obéissant aux ordres, les deux flics prennent le temps de verbaliser et… arriveront trop tard pour intercepter le fugitif ! La scène se clôt sur un hilarant numéro de ventriloque, alors qu’ils se font remonter les bretelles par Larsson (52).
Au chapitre 16 de Meurtre au Savoy, une autre arrestation à Stockholm fait écho à cette première scène comique (197-203). Gunvald Larsson sauve la mise en stoppant le suspect d’un magistral coup de poing à la mâchoire. Interrogé ensuite au commissariat, Broberg, deux dents cassées et la mâchoire fracturée, est incapable de répondre ! (204-207)
Les éléments de la critique sociale dans Meurtre au Savoy
Mais suffit de rigoler ! Car on a bien compris qu’au-delà du police procedural teinté d’humour, les auteurs ont un message politique à faire passer. À vrai dire, on a même l’impression, ici, que l’histoire a été inventée pour servir le propos engagé des auteurs. C’est la première fois, dans L’Histoire d’un Crime, que c’est aussi perceptible et même gênant. Du moins les auteurs de Meurtre au Savoy nous épargent-ils les statistiques indigestes qu’on pouvait trouver par exemple dans L’Homme au Balcon…
Stockholm, décrit comme une « jungle urbaine »
Après la critique de l’institution policière dans son ensemble, la ville de Stockholm est décrite comme une « jungle urbaine » (140). Une ville violente et dangereuse, remplie « de drogués, de maniaques sexuels, de contrebandiers et d’alcooliques », où les policiers tabassent « des citoyens présumés innocents dans les cars et les commissariats. » (45)
« La criminalité la plus variée fleurissait comme jamais sur l’humus fertile de l’État-providence », remarque Larsson pour lui-même (140). « Parallèlement se développait un prolétariat paupérisé, surtout formé de personnes âgées […]. La montée de la délinquance juvénile et de l’alcoolisme (qui avait toujours été un problème) ne surprenait que les hauts fonctionnaires et les membres de Cabinet. » (140-141)
Meurtre au Savoy évoque la pression immobilière (142) et même l’immigration (177, 210-212).
« Presque toujours », note encore Gunvald Larsson, « l’alcool ou la drogue constituaient un facteur décisif. Cette recrudescence de violences était peut-être en partie liée à la vague de chaleur mais, si on allait au fond des choses, le système lui-même était en cause. La logique impitoyable de la grande ville, qui broyait les faibles et les inadaptés, les poussait à des actes insensés. » (194)
Militants communistes, SJÖWALL & WAHLÖÖ considèrent le crime comme l’expression d’un malaise social :
« L’idée fondamentale est de montrer […] la coupe d’une société structurée d’une certaine manière et d’analyser la criminalité en tant que fonction sociale. », expliquait Per WAHLÖÖ en 1966 (cité dans la préface, 9).
Dans une interview de 1985, Maj SJÖWALL est encore plus directe :
« Nos livres sont le roman d’un crime, le crime perpétré par la social-démocratie sur la classe ouvrière suédoise ». (Voir Note 6)
Les riches et… les autres !
L’enquête de Meurtre au Savoy n’a finalement pour but que d’exposer les activités criminelles du capitaine d’industrie Viktor Palmgren : opérations immobilières au détriment de la classe ouvrière (142, 273-274), vente d’armes (100) avec l’aval du pouvoir et, peut-être, de la police… Cependant les personnages de « la haute » sont si stéréotypés dans Meurtre au Savoy qu’on ne peut s’y intéresser. Viktor Palmgren, par exemple :
- « possède 1001 sociétés et roule sur l’or » (60).
- Il « a une jeune femme ravissante, qui a été modèle ou quelque chose d’approchant. » (60-61).
- Bref, il fait partie du « genre d’individus […] qui placent l’argent au-dessus de tout et qui n’hésitent pas à employer tous les moyens pour en gagner. » (74)
Un peu maigre comme caractérisation !
Broberg, à la tête de la branche immobilière du groupe Palmgren, est traité de « caïd des taudis, [de] requin de l’usure » (195). Son bureau est comparé à une « antre de brigands » (167), rien que ça !…
À la fin du livre, l’assassin de Palmgren laisse libre cours à sa haine. Et c’est bien de haine de classe qu’il s’agit :
« Viktor Palmgren, ce vampire qui s’emplissait les poches en exploitant ses contemporains, ce nabab qui se moquait bien de ses employés et de ses locataires. » (304)
La traduction de Meurtre au Savoy, et notamment de son vocabulaire ordurier, de ses images datées, gagnerait grandement à être modernisée. Le message passerait peut-être d’une manière plus subtile ?
En l’état, le livre semble bancal et c’est dommage !
Un assassinat… politique !
En conclusion, Meurtre au Savoy est un très bon polar procédural, mais pèche nettement au niveau de la caractérisation. Il manque aussi d’authenticité. Le meurtre comme acte politique, pourquoi pas ? C’est une chose pour un écrivain d’avoir une « conscience sociale », une autre de détourner (d’assassiner ?) la littérature au profit d’une démonstration politique. Les supérieurs de Martin Beck n’avaient peut-être pas complètement tort lorsqu’ils craignaient un assassinat politique !
Avez-vous lu Meurtre au Savoy ? Quel roman de la série avez-vous préféré ?
NOTES :
- Dans L’Homme au Balcon/3, par exemple….+ ??? L’homme qui partit en Fumée…. / + comme dans les N°1, 2, 3, 5 dans une suède écrasée de chaleur… ( !)
- Note 2 : Tome 5 : La Voiture de Pompiers disparue
- Déjà rencontré dans Le Policier qui rit et La Voiture de Pompier disparue
- Nous avons déjà rencontré le duo comique Kvant & Kristiansson dans #3 L’Homme au Balcon et #5 La Voiture de Pompier disparue.
- C’est cette scène qui inspire le titre original du livre en suédois.
- Source : cité par Armelle CRESSARD, dans Le Monde, le 09/07/1995)
En Savoir plus :
- Acheter et lire Meurtre au Savoy de Maj SJÖWALL & Per WAHLÖÖ (Ed. Rivages/Noir, 2009)