Etude : « Séries télé, Visions de la Justice » de Barbara Villez

Etude Barbara Villez Séries télé Visions de la Justice

Séries judiciaires américaines et françaises de 1948 à 2004.

Dans la galerie de Portraits-Robots de la boutique SKTV, deux personnages semblent manquer… La victime, tout d’abord, et pour cause ! L’histoire commence dès qu’elle n’est plus … Si indissociable du Gangster (pas de crime sans victime !) que c’est chez ce dernier qu’on retrouve ses influences, son style inimitable (Voir le style « Dentelle et Arsenic »), ses objets… De toute façon, qui a envie de jouer le rôle de la victime ?…

Le deuxième « grand absent » est le représentant de la Justice qui va « poursuivre le criminel », le défendre, et le juger.

Avocat, procureur, juge, juré, ce sont pourtant les héros de séries télé depuis la première heure, et des personnages qui ne cessent d’évoluer, de s’enrichir et d’élever le niveau des débats du petit écran en nous faisant partager leurs luttes, leurs doutes…

C’est ce que détaille Barbara VILLEZ dans une étude remarquablement documentée : « Séries Télé, Visions de la Justice », sortie en 2005.

La réincarnation du mythe américain…

Américaine d’origine vivant en France depuis plus de 40 ans, Barbara VILLEZ enseigne la jurisprudence anglo-américaine à l’Université Paris-VIII. Sa double culture, de même que ses connaissances juridiques, rendent donc son appréciation des séries télé judiciaires d’un côté et de l’autre de l’Atlantique particulièrement riche et intéressante…

Or, les séries télé judiciaires font le plein aux Etats-Unis et ce, depuis les tout débuts de la télévision…

Même en fonction de critères restrictifs, B. VILLEZ compte « une centaine de téléfictions judiciaires pour la période allant de l’automne 1948 au printemps 2004 » (pp.31-32), dont elle donne à la fin du livre une intéressante liste récapitulative et commentée (p.190) comportant : le titre de la série (et sa traduction française quand elle existe), la chaîne, les dates de diffusion, le genre (comédie, série dramatique, reconstitution, ou « dramedy »), le domaine du droit qui y est illustré (pénal, familial, militaire, civil, mixte, Cour suprême) et enfin, le point de vue (avocat, femme, juge, procureur, jury).

Aujourd’hui encore, en comptant les rediffusions, dit-elle, on peut voir jusqu’à 15 séries judiciaires par jour à la télé dans les grandes agglomérations, et de 15 à 40 par jour à New-York ! (p. 32)

Sur la période étudiée, Barbara VILLEZ distingue 3 générations de séries judiciaires américaines :

  1. La première, celle de Perry Mason (CBS, à partir de 1957), dans laquelle l’avocat apparait comme « l’ange gardien de la loi » (p.37), « défendant des innocents accusés à tort et gagnant tous ses procès » (p.37). C’est la grande époque du « mythe de l’avocat sauveur » (p.77), incarné par de « supers justiciers invulnérables » et… « unidimensionnels » (p.61). Une « représentation schématique de la justice », note BV (p.77).
  2. Puis dans les années ’80, celle de L.A.Law (titre français : La Loi de Los Angeles) créé par Steven Bochco sur NBC (1986-1994) qui, en montrant la vie d’un grand cabinet d’avocats (souvenez-vous : le cabinet « McKenzie, Brackman, Chaney & Kuzak » !), a contribué, au même titre que les nombreux téléfilms judiciaires de l’époque, à « donner une vision plus approfondie et souvent plus critique du système et de la profession d’avocat » (p.51). La justice n’est plus un idéal, note BV, mais « une activité rémunératrice et commerciale » (p.53). Le nombre important des personnages récurrents rend également possible l’imbrication des vies personnelle et professionnelle dans le récit (p.52).
  3. La 3ème enfin, incarnée par l’incontournable Law & Order de Dick Wolf (titre français : New-York District ou New-York Police judiciaire, NBC, depuis 1990) et ses 3 ou 4 séries dérivées, mais aussi par The Practice ou la très originale Ally McBeal, deux séries créées par David E. Kelley (la 1ère pour ABC, la seconde pour la Fox) et diffusées à partir de 1997.

Le plus souvent inspirée de faits réels, – on l’a déjà souligné ici -, Law & Order est une série complexe, loin de tout manichéisme, note  BV. Mettant en scène la collaboration entre la police et le bureau du procureur de l’état de NY dans la poursuite des criminels, elle expose aussi la « lourdeur de la procédure judiciaire » (p.56).

The Practice et Ally McBeal présentent, quant à elles, une « approche multidimensionnelle », « une plus grande possibilité d’identification, et une meilleure conscience des difficultés, des forces et des faiblesses du système, ainsi que des limites de la sincérité et des dangers de la mauvaise foi », explique BV (p.67).

Mais si les personnages évoluent, si les situations sont plus complexes, c’est toujours, – BV le montre bien – le mythe américain du héros qui est à l’œuvre :

« La culture populaire américaine a constamment décliné ce héros mythique qui a marqué tous les genres, allant de la science-fiction (Superman) au western (The Lone Ranger) en passant par Zorro. Mais l’avocat est un héros moderne, qui enlève son masque pour travailler en plein jour, au sein du système, et non en dehors ou en marge de celui-ci. […] Le durcissement de la criminalité, la complexité et les contradictions des lois, voire ses propres faiblesses, sont autant d’obstacles se dressant sur son chemin qui menacent sa mission. Les récentes séries mettent l’accent sur la vulnérabilité de l’homme moderne, la difficulté de rester intègre, les embûches et soucis personnels et professionnels, thèmes qui se sont substitués à celui du cow-boy au chapeau clair. Mais le plus souvent, l’avocat sort victorieux de la bataille, et si toutefois il perd parce qu’il n’a  pas été soutenu ou suivi par le système ou qu’il s’est trahi lui-même, c’est son désespoir et son remords qui font triompher la justice, car il rétablit au moins symboliquement le bon ordre du monde aux yeux des téléspectateurs en leur indiquant clairement ce qui aurait dû être ». (pp. 116-117)

Un plaidoyer pour les séries judiciaires…

Comme l’explique Barbara VILLEZ, avec son point de vue de pédagogue et son goût personnel pour ce divertissement, c’est grâce à leur nature et à leurs qualités particulières que les séries ont ainsi pu évoluer pour devenir un « divertissement de qualité » (p.124).

Pour elle, les séries judiciaires sont même un support idéal pour l’éducation du citoyen et la démocratie :

« Présentes dans l’espace individuel de chacun, et selon le temps dont on dispose pour soi, les séries ouvrent donc une fenêtre, certes protégée et restreinte, sur un monde extérieur pluriel.  La représentation télévisuelle du monde de la justice est multiculturelle, et la familiarisation avec cette image constitue un puissant remède à l’indifférence.  Les récits intègrent les changements du paysage social, ainsi que certaines évolutions culturelles et s’efforcent de respecter et de refléter la diversité. Les séries sont un  lieu d’expérimentation où l’on découvre que l’Autre ne nous est pas forcément étranger et ne constitue pas forcément une menace.  Il possède des droits, des aspirations et des préoccupations semblables à ceux du téléspectateur, en dépit de la forme particulière que revêtent ces problèmes.» (pp.165-166 )

Et plus loin :

« La réception des textes télévisuels est donc une expérience à la fois individuelle et collective. Les séries contribuent à la vie et au débat démocratiques : en se servant d’un cadre familier, perçu comme non menaçant, elles mettent en scène la confrontation, le désaccord et le conflit – et les moyens, sinon de les résorber, du moins de les apaiser » (p.170)

BV décrit la TV comme proposant des modèles et les alimentant à la faveur des relations créées entre les téléspectateurs et les personnages, les séries :

« Plus le modèle se complexifie, plus les goûts du téléspectateur deviennent sophistiqués. Sa compétence accrue lui permet d’aborder des sujets plus élaborés. Dans ces conditions, une collaboration plus active s’instaure entre les scénaristes et ce dernier. Le téléspectateur est aujourd’hui en mesure de juger du contenu des récits  et de la représentation du monde judiciaire des diverses émissions en fonction de l’expérience qu’il a de ce monde, une expérience acquise aussi  bien grâce à la télévision qu’à des sources d’information complémentaires telles que la presse. Les auteurs des scénarios, dont les équipes comportent des juristes, savent qu’ils écrivent pour un public davantage au fait et plus à même d’exiger un portrait crédible du monde la justice. La représentation proposée va donc en même temps se conformer au modèle intégré par les téléspectateurs et l’alimenter ; le modèle n’est plus statique, mais évolutif. » (p. 123)

La dimension ludique et intellectuelle amenée par les meilleures scénaristes renforce encore l’implication du public (en même temps qu’elle contribue sans doute à créer l’addiction) :

« Par le jeu de leur décodage, les séries invitent donc les téléspectateurs à s’impliquer activement. Ce jeu s’ajoute à la présence d’autres éléments de divertissement ou de réflexion, comme l’humour ou l’intertextualité télévisuelle ou culturelle. Cette dimension ludique explique pour partie le succès rencontré par les nouvelles séries judiciaires américaines. » (pp.134-135)

Dans une note, BV cite également quelques autres de ces « outils de la fiction télévisuelle » (p.158), tels que : « l’adresse directe, l’autoréflexivité de la télévision, les crossovers, l’intertextualité, les références aux expériences collectives et événements médiatiques » (Note 2 p.167).

Et Barbara VILLEZ de conclure :

« Depuis plus de 50 ans que le genre judiciaire existe, un savoir faire d’écriture s’est peu à peu construit, qui contribue à former un téléspectateur à même de décoder des récits de plus en plus sophistiqués et qui permet la modélisation graduelle d’un comportement citoyen responsable. Le processus d’apprentissage constitue un perpétuel défi lancé aux scénaristes comme aux téléspectateurs, et la progression n’est pas linéaire ; il y a des phases durant lesquelles la production est de qualité, et d’autres périodes de régression apparente. Mais la nécessité de toujours devoir reconquérir un public plus difficile à contenter, qu’il faut constamment surprendre, incite au renouvellement et à la créativité, elle rend les chaînes plus audacieuses et fait surgir de nouveaux talents, concepts et formats. Des auteurs de renom se sont investis dans la production de séries judiciaires, et en ont parfait le récit ouvert en inventant des histoires qui captivent et fidélisent le téléspectateur. De nombreux repères peuvent alors se mettre en place et l’intérêt du public pour le domaine du droit est suscité au travers d’expériences virtuelles rendues par des personnages attachants. Le contenu et la forme des séries répondent aux besoins narratifs, mais correspondent également à l’évolution et aux tendances de la vie contemporaine. » (pp. 162-163)

Séries américaines vs. Séries françaises…

 

Côté français, BV ne peut que constater « l’omniprésence des séries américaines et la quasi absence de production française » (p.158), qui prive, selon elle, les téléspectateurs français d’accéder «  à une connaissance équivalente de leur propre système » (p.135) et les conduit peu à peu à s’adresser au juge en l’appelant « Votre Honneur » !

En France, on trouve en premier lieu des émissions judiciaires au traitement journalistique, du type « Faites entrer l’accusé » (voir notre article du 06/10/2010 : « Christophe, Yves, pierre et les autres »), puis des documentaires ou des émissions de plateau réunissant public et spécialistes. « Deux fois plus de documentaires que de séries de fiction » (p.89), donc, et plus préoccupés de l’enquête ou de l’historique de l’affaire, que du procès lui-même, c’est-à-dire n’offrant que peu de repères sur le système judiciaire français (p.98).

Et parmi les fictions, « une majorité de téléfilms » (p.109), les rares séries judiciaires françaises répondant aux critères et citées dans l’étude étant : « Tribunal » (1988-1990), « Cas de divorce » (1991) et… « Avocats & Associés » (1998-2010) !

Le cas d’« Avocats & Associés » (1998-2010) – qui a tout de même duré 13 saisons ! – est assez représentatif, puisque la série, écrite par des non-juristes, se focalise plus sur la carrière des avocats, les jalousies et coucheries diverses au sein du cabinet que sur les questions de droit ou de morale.

Plusieurs explications sont avancées :

  1. Les différences entre le droit américain et français, tout d’abord, qui font que « le système judiciaire français se prête plus difficilement à l’adaptation télévisuelle » (p.159), écrit Barbara Villez. Alors que dans le droit français, les faits sont établis lors de l’instruction, « dans les pays de common law, c’est à l’audience publique que les faits doivent être démontrés de manière à pouvoir convaincre un jury. Cette recherche crée un suspense plus intense et plus facile à mettre en récit. » (pp.113-114)
  2. BV souligne également le goût français pour le fait divers et la « place privilégiée du journalisme et du cinéma dans la culture française (p.109), – d’où cette tradition du documentaire et du téléfilm, plutôt que de la série.
  3. Enfin, et là encore on aime à l’entendre, scénaristes et téléspectateurs français se heurtent au mépris dans lequel est généralement tenue la télévision, non seulement par les instances culturelles et éducatives (p.149), mais par les responsables de la programmation des chaînes eux-mêmes (p.111), qui « ne jouent pas le jeu selon les règles inhérentes à cette forme de fiction télévisuelle » (p.111), au risque –apparemment assumé- « d’enfermer la télévision dans sa médiocrité » (p.112).

« Il faut cesser de croire que toute forme de télévision vise le plus petit dénominateur commun pour satisfaire et rassembler le maximum du public. […] Toutes les émissions ne sont pas du même niveau en termes d’écriture, de mise en scène ou de jeu d’acteur, et cette attitude négative – le fait qu’on ne puisse pas considérer les séries comme une forme d’expression culturelle – relève du pur snobisme » (pp.157-158).

Et plus loin :

« La télévision ne constitue pas une menace pour la démocratie, mais la politique de l’offre peut en être une si, au lieu de compter sur la curiosité et l’intelligence des téléspectateurs, les chaînes ne se contentent de les hypnotiser –voire de les abrutir – entre deux spots publicitaires. » (p.162)

C’est dit !

Et si le point de vue développé par Barbara VILLEZ dans son étude est un peu particulier (les séries télé judiciaires comme outil pédagogique pour l’éducation civique et la démocratie ?), elle offre un point très complet et ultra documenté sur le développement du genre aux Etats-Unis de 1948 à 2004 et donne toutes les pistes pour suivre le débat outre-atlantique sur l’évolution du droit et des séries. Un ouvrage qui fait date !

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